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répété souvent, — car nos divergences intellectuelles n’interrompirent jamais notre parfaite intimité, — il s’agissait pour lui, et tout en admettant, si diverse, la littérature environnante, de faire penser, non pas par le sens même du vers, mais par ce que le rythme, sans signification verbale, peut éveiller d’idée ; d’exprimer par l’emploi imprévu, anormal même du mot, tout ce que le mot, par son apparition à tel ou tel point de la phrase et en raison de la couleur spéciale de sa sonorité, en vertu même de sa propre inexpression momentanée, peut évoquer ou prédire de sensations immémoriales ou de sentiments futurs. »

« Stéphane Mallarmé, a dit M. Téodor de Wyzewa, a rêvé d’une poésie où seraient harmonieusement fondus les ordres les plus variés d’émotions et d’idées. À chacun de ses vers, pour ainsi dire, il s’est efforcé d’attacher plusieurs sens superposés. Chacun de ses vers, dans son intention, devait être à la fois une image plastique, l’expression d’une pensée, l’énoncé d’un sentiment et un symbole philosophique ; il devait encore être une mélodie et aussi un fragment de la mélodie totale du poème ; soumis avec cela aux règles de la prosodie la plus stricte, de manière à former un parfait ensemble, et comme la transfiguration artistique d’un état d’âme complet. » (Nos Maîtres, 1895.)

Ce poème, synthèse de la musique, de la pensée philosophique et des arts plastiques, Stéphane Mallarmé l’a-t-il réalisé ? Dès avant 1870, nous confie M. Catulle Mandés, il avait travaillé à un grand poème, Igitur d’Elbenone, sorte de légende rhénane « où l’art, certes, était évident », mais dont la lecture qu’il en fit lui-même à son fraternel ami causa à celui-ci une profonde déception. « Plus tard, ajoute M. Mendès, en lisant Hérodiade ou l'Apres-Midi d’un Faune, et même ceux de ses poèmes plus clos encore à l’intelligence naturelle, nous demeurions émerveillés de mainte trouvaille précieuse et d’un talent toujours parfait. Même les parties les plus obscures, les plus hermétiques de l’œuvre de Mallarmé réservent des surprises de charme exquis et de clarté ; il y est, presque souvent, le délicieux génie en qui mous avions eu foi les premiers… »

Cependant, on est bien obligé de le constater, Stéphane Mallarmé, tout en caressant jusqu’à sa mort le projet d’écrire le chef-d’œuvre rêvé, n’a rien publié, rien écrit, ni même, qu’on sache, rien ébauché qui s’y rapportât ou qui permît de s’en faire une idée. Malgré cette apparente défaillance du chef de l’école symboliste, on ne peut qu’admirer sa noble tentative pour « consacrer la poésie, pour lui assurer définitivement une fonction supérieure, au-dessus des insuffisances, des banalités, des à peu près de la prose », au-dessus de la brutale netteté du verbe, pour en faire un langage d’essence surhumaine qui permit à quelques élus au moins de communier avec les dieux sous les espèces de l’universel symbole.