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VISITES DE NUIT


Je vis avec les morts plus qu’avec les vivants ;
Comme un parfum, autour de moi, flotte leur âme,
Leur âme impérissable et douce, et qui réclame
Un peu de cet amour qu’on sème à tous les vents.

Ce n’est point dans l’enclos glacé des cimetières
Où le marbre déclame, où l’épitaphe ment,
Que m’assiège le plus, et le plus tendrement,
Ce murmure inquiet des ombres familières :

En pleine rue, au grand soleil, dans les remous
De la foule affairée, hurlante, qui nous frôle,
Combien de fois quelqu’un m’a frappe sur l’épaule,
Invisible, et qui passe, en disant : a Pense à nous ! »

Sur la falaise pâle où la mer se lamente,
Dans les fleurs où chuchote un souffle de printemps,
C’est eux encor, leur voix lointaine que j’entends,
Plainte ou chanson, rire ou sanglot, toujours aimante ;

Et si je marche au fond des bois silencieux
Sous le chaud crépuscule ou la lune hagarde,
Dans ce fourmillement d’éclairs qui me regarde
Fixe et profond, je vois, je reconnais leurs yeux !

Les soirs surtout, les soirs d’hiver, devant la cendre
Du foyer, où s’écroule, en mourant, le tison,
Lorsque, du haut en bas de la grande maison,
Le silence tardif et lent a pu descendre,

Comme s’ils attendaient là, dans l’ombre tapis,
Plus subtils que la bise à forcer la serrure,
Ils m’arrivent en foule ; et c’est comme un murmure
D’oiseaux glissant, d’un vol léger, sur le tapis !

Tous mes morts, mes chers morts ! À la file, en silence,
Ils s’assoient, me plongeant leurs yeux froids dans mes yeux,
D’un air triste, d’abord, puis tendre et presque heureux,
Quand mon accueil leur a rendu la confiance.

Les plus vite partis reviennent les premiers :
Mon brave homme d’aïeul, ma petite grand’mère,