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Il fait claquer son bec avec un âpre râle ;
D’un coup d’aile irrité, pour mieux voir de plus haut,
Il s’enlève, descend et remonte en spirale.

L’heure passe, l’air brûle. Il a faim. A défaut
De gazelle ou de daim, sa proie accoutumée,
C’est de la chair, vivante ou morte, qu’il lui faut.

Or, dans sa robe blanche et rase, une fumée
Autour de ses naseaux roses et palpitants,
Un étalon conduit la hennissante armée.

Quand il jette un appel vers les cieux éclatants,
La harde, qui tressaille à sa voix fière et brève,
Accourt, l’oreille droite et les longs crins flottants.

L’aigle tombe sur lui comme un sinistre rêve,
S’attache au col troué par ses ongles de fer
Et plonge son bec courbe au fond des yeux qu’il crève.

Cabré, de ses deux pieds convulsifs battant l’air,
Et comme empanaché de la bête vorace,
L’étalon fuit dans l’ombre ardente de l’enfer.

Le ventre contre l’herbe, il fuit, et, sur sa trace,
Ruisselle de l’orbite excave un flux sanglant ;
Il fuit, et son bourreau le mange et le harasse.

L’agonie en sueur fait haleter son flanc ;
Il renâcle, et secoue, enivré de démence,
Cette grande aile ouverte et ce bec aveuglant.

Il franchit, furieux, la solitude immense,
S’arrête brusquement, sur ses jarrets ployé,
S’abat et se relève et toujours recommence,

Puis, rompu de l’effort en vain multiplié,
L’écume aux dents, tirant sa langue blême et sèche,
Par la steppe natale il tombe foudroyé.

Là, ses os blanchiront au soleil qui les sèche ;
Et le sombre Chasseur des plaines, l’aigle noir,
Retourne au nid avec un lambeau de chair fraîche.

Ses petits affamés seront repus ce soir.

(Poèmes tragiques.)