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UNE VISITE À BEETHOVEN

quoiqu’à petits pas, de notre côté. Le respect et la surprise enchaînaient tous mes sens. L’Anglais ne perdit pas un seul de mes mouvements, et examinait d’un œil curieux le nouveau venu, qui, après s’être retiré, dans l’endroit le plus écarté du jardin, peu fréquenté, du reste, à cette heure, se fit apporter par le garçon une bouteille de vin, et puis demeura quelque temps dans une attitude pensive, les mains appuyées sur le pommeau de sa canne. Mon cœur palpitant me disait : c’est lui ! Pendant quelques minutes, j’oubliai mon voisin, et je contemplai d’un regard avide, avec une émotion indéfinissable, cet homme de génie qui seul maîtrisait tous mes sentiments et toutes mes idées, depuis que j’avais appris à penser et à sentir. Involontairement je me mis à parler tout bas, et j’entamai une sorte de soliloque qui se termina par ces mots trop significatifs : « Beethoven ! c’est donc toi que je vois ! » Mais rien n’échappa à mon inquisiteur, et je fus subitement réveillé de ma profonde extase par ces paroles confirmatives : — Yes ! ce gentleman est Beethoven lui-même ! venez avec moi et abordons-le tous deux.

Plein d’anxiété et de dépit, je saisis par le bras le maudit Anglais pour le retenir à sa place : « Qu’allez-vous faire ? lui dis-je ; voulez-vous donc nous compromettre, ici, sans plus de cérémonie ?…

— Mais, répliqua-t-il, c’est une excellente