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DIX ÉCRITS DE RICHARD WAGNER

une fois, le jour suivant, le noble voyageur arrêté de nouveau sur la route. Mais cette fois il ne s’agissait plus d’une roue brisée ; il stationnait paisiblement au bout de la chaussée, et parut fort aise de me voir paraître, traînant un peu la jambe. — Oh ! me dit-il, il y a quatre heures que j’attends là exprès pour vous, car je me suis repenti de ne pas vous avoir proposé hier de m’accompagner : il vaut mieux se faire traîner que d’aller à pied ; montez à côté de moi. Surpris de ce procédé, je balançai quelque temps à répondre ; mais je me souvins du vœu que j’avais prononcé à l’auberge d’accomplir en dépit de tous les obstacles mon saint pèlerinage à pied : j’en fis donc à l’Anglais la déclaration formelle, et ce fut son tour de s’étonner. Il me répéta son offre, en ajoutant expressément qu’il avait attendu plusieurs heures ; mais je restai inébranlable, et il partit seul, ne comprenant rien à mon refus. Dans le fond, je me sentais pour cet homme une secrète répugnance, et je ne sais quel pressentiment m’avertissait de me défier de sa funeste influence. Et puis son enthousiasme pour Beethoven et cette curiosité de le connaître me paraissait plutôt être le caprice d’un riche désœuvré que le vif et pur sentiment d’une admiration réfléchie. Je préférai donc de ne pas profaner par une liaison inconsidérée la piété sincère qui me faisait agir.

Mais, hélas ! comme pour préluder aux tristes désappointements que me réservait ma mauvaise