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UNE VISITE À BEETHOVEN

m’était pas venue plus tôt. Le fait est que jamais jusque-là je ne m’étais représenté Beethoven sous une forme humaine pareille à la nôtre, et soumis aux besoins et aux appétits de la nature. Et cependant il existait, il vivait à Vienne, et dans une condition à peu près semblable à la mienne. Dès lors je n’eus plus un instant de repos ; toutes mes pensées, tous mes désirs étaient dirigés vers un seul but : voir Beethoven. Nul musulman n’entreprit jamais le pèlerinage au tombeau du Prophète avec plus de foi ni d’ardeur que m’en inspirait mon projet. Mais comment m’y prendre pour le mettre à exécution ? C’était pour moi une grande affaire que d’aller à Vienne, car il fallait de l’argent pour le voyage, et, pauvre diable que j’étais, je gagnais à peine de quoi subvenir aux plus pressantes nécessités. Il fallait donc avoir recours à des moyens exceptionnels pour me procurer les fonds nécessaires, et ce fut dans ce but que j’allai proposer à un éditeur plusieurs sonates pour le piano que j’avais composées sur le modèle de celles de Beethoven. Le marchand me démontra en peu de mots que je n’étais qu’un fou avec mes sonates, et il me donna le conseil, si je voulais avec le temps gagner quelques écus avec ma musique, de me faire d’abord une petite réputation avec des galops et des pots-pourris. Je frémis d’indignation ; mais le désir passionné qui m’obsédait fit taire tous mes scrupules, et je me mis à composer des galops et des pots-pourris.