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ou Lettrés.

Descartes est obligé de quitter sa patrie, Gassendi est calomnié, Arnauld traîne ses jours dans l’exil ; tout philosophe est traité comme les prophètes chez les Juifs.

Qui croirait que dans le dix-huitième siècle un philosophe ait été traîné devant les tribunaux séculiers & traité d’impie par les tribunaux d’argumens, pour avoir dit que les hommes ne pourraient exercer les arts s’ils n’avaient pas de mains ? Je ne désespère pas qu’on ne condamne bientôt aux galères le premier qui aura l’insolence de dire qu’un homme ne penserait pas s’il était sans tête ; car, lui dira un bachelier, l’ame est un esprit pur, la tête n’est que de la matière ; Dieu peut placer l’ame dans le talon, aussi bien que dans le cerveau ; partant, je vous dénonce comme un impie.

Le plus grand malheur d’un homme de lettres n’est peut-être pas d’être l’objet de la jalousie de ses confrères, la victime de la cabale, le mépris des puissants du monde, c’est d’être jugé par des sots. Les sots vont loin quelquefois, surtout quand le fanatisme se joint à l’ineptie, & à l’ineptie l’esprit de vengeance. Le grand malheur encor d’un homme de lettres est ordinairement de ne tenir à rien. Un bourgeois achète un petit office, & le voilà soutenu par ses confrères. Si on lui fait une injustice, il trouve aussitôt des défenseurs. L’homme de lettres est sans secours ; il ressemble aux poissons volans ; s’il s’élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s’il plonge, les poissons le mangent.

Tout homme public paye tribut à la malignité, mais il est payé en deniers & en honneurs.