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ET POUR LE DÉSASTRE DE LISBONNE.

M. Rousseau (J.-J.) a publié une lettre[1] adressée à M. de Voltaire, à l’occasion du poëme sur la Destruction de Lisbonne : elle contient quelques objections sur lesquelles la réputation méritée de cet auteur nous oblige d’entrer dans quelques détails.

Il convient d’abord que nous n’avons aucun moyen d’expliquer l’origine du mal ; et il ajoute qu’il ne croit le système de l’optimisme que parce qu’il trouve ce système très consolant, et qu’il pense qu’on doit déduire de l’existence d’un Dieu juste que tout est bien, et non déduire de la perfection de l’ordre du monde l’existence d’un Dieu juste.

Nous observerons : 1° que l’on ne doit croire une chose que parce qu’elle est prouvée. Il y a des hommes qui croient plus facilement ce qui leur est plus agréable ; d’autres sont au contraire plus portés à croire les événements fâcheux. La constitution des premiers est plus heureuse ; mais le doute sur ce qui n’est pas prouvé est le seul parti raisonnable.

2° En supposant que l’ordre du monde, tel que nous le connaissons, nous conduise à l’existence d’un Être suprême, il est évident que nous ne pouvons nous former une idée de sa justice ou de sa bonté que d’après la manière dont nous le voyons agir. Chercher a priori à se faire une idée des attributs de Dieu est une méthode de philosopher qui ne peut conduire à aucune véritable connaissance. Des métaphysiciens hardis en ont conclu qu’on ne pouvait se former une idée de Dieu ; cette assertion est trop absolue ; il fallait ajouter : En suivant la méthode des théologiens et des métaphysiciens de l’école. Mais on ne peut se former de Dieu, comme d’aucun autre objet réel, que des idées incomplètes et seulement d’après les faits observés. (Voyez Locke, et l’article Existence dans l’Encyclopédie.)

M. de Voltaire avait dit dans ses notes[2] que rien dans l’univers n’est assujetti à des lois rigoureusement mathématiques, et qu’il peut y avoir des événements indifférents à l’ordre du monde. M. Rousseau combat ces assertions ; mais nous répondrons : 1° qu’il ne peut être question que de lois mathématiques connues de nous ; car dire qu’il existe peut-être dans l’univers un ordre que nous ne voyons pas, c’est apporter, non une preuve que cet ordre existe, mais un motif de ne pas en nier l’existence.

2° En supposant un ordre d’événements quelconque, ils suivront toujours entre eux une certaine loi générale. Supposez deux mille boules placées sur une table ; quel que soit leur ordre, vous pourrez toujours faire passer une courbe géométrique par le centre de toutes ces boules : en conclurez-vous qu’elles ont été arrangées suivant un certain ordre ? Ce mot d’ordre appliqué à la nature est vide de sens, s’il ne signifie un arrangement dont nous saisissons la régularité et le dessein.

  1. Voyez, dans sa Correspondance, cette lettre, qui est du 18 août 1756.
  2. Dans la note sur le vers 75 du poëme sur le Désastre de Lisbonne.