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L’eau du Léthé que les morts allaient boire,
Les mauvais vins, funestes aux vivants,
Ont des effets bien moins extravagants.



Sous les grands arcs d’un immense portique,
Amas confus de moderne et d’antique,
Se promenait un fantôme brillant,
Au pied léger, à l’œil étincelant,
Au geste vif, à la marche égarée,
La tête haute, et de clinquants parée.
On voit son corps toujours en action ;
Et son nom est l’imagination :
Non cette belle et charmants déesse
Qui présida, dans Rome et dans la Grèce,
Aux beaux travaux de tant de grands auteurs,
Qui répandit l’éclat de ses couleurs,
Ses diamants, ses immortelles fleurs,
Sur plus d’un chant du grand peintre d’Achille,
Sur la Didon que célébra Virgile,
Et qui d’Ovide anima les accents ;
Mais celle-là qu’abjure le bon sens,
Cette étourdie, effarée, insipide,
Que tant d’auteurs approchent de si près,
Qui les inspire, et qui servit de guide
Aux Scudéri, Lemoine, Desmarets[1].
Elle répand ses faveurs les plus chères
Sur nos romans, nos nouveaux opéra ;
Et son empire assez longtemps dura
Sur le théâtre, au barreau, dans les chaires.
Près d’elle était le Galimatias,
Monstre bavard caressé dans ses bras,
Nommé jadis le docteur séraphique[2],
Subtil, profond, énergique, angélique,
Commentateur d’imagination,
Et créateur de la confusion,

  1. Scudéri, auteur d'Alaric, poëMe épique; Lemoine, jésuite, auteur du Saint Louis, ou Louisiade, poëme épique; Desmarets Saint-Sorlin, auteur de Clovis,
    poëme épique : ces trois ouvrages sont de terribles poèmes épiques. (Note de Voltaire, 1762.)
  2. Noms que prenaient les théologiens. (Id., 1762.) — Un passage de la XIIIe des Lettres philosophiques nous apprend les noms des docteurs scraphique,
    subtil, et angélique : ce sont saint Bonaventure, Jean Duns Scot, et saint Thomas d'Aquin. Suivant M. Louis du Bois, le docteur profond (fundatissimus) était Gille Colonne; et le docteur énergique, Guillaume Durand de Saint-Pourçain. (R.)