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Cité fidèle, au roi Charles soumise.
Un charlatan, arrivé de Venise,
Adroitement remit son radius[1],
Dont le pivot rejoignit l’_humérus_.
Son écuyer lui fit bientôt connaître
Qu’il ne pouvait retourner vers son maître,
Que les chemins étaient fermés pour lui.
Le chevalier, fidèle à sa tendresse,
Se résolut, dans son cuisant ennui,
D’aller au moins rejoindre sa maîtresse.



Il courut donc, à travers cent hasards,
Au beau pays conquis par les Lombards.
En arrivant aux portes de la ville,
Le Poitevin est entouré, heurté.
Pressé des flots d’une foule imbécile,
Qui d’un pas lourd, et d’un œil hébété,
Court à Milan des campagnes voisines ;
Bourgeois, manants, moines, bénédictines,
Mères, enfants ; c’est un bruit, un concours,
Un chamaillis ; chacun se précipite ;
On tombe, on crie : " Arrivons, entrons vite :
Nous n’aurons pas tels plaisirs tous les jours. "



Le paladin sut bientôt quelle fête
Allait chômer ce bon peuple lombard,
Et quel spectacle à ses yeux on apprête.
" Ma Dorothée ! ô ciel ! " Il dit, et part ;
Et son coursier, s’élançant sur la tête
Des curieux, le porte en quatre bonds
Dans les faubourgs, dans la ville, à la place
Où du bâtard la généreuse audace
A dissipé tous ces monstres félons ;
Où Dorothée, interdite, éperdue,
Osait à peine encor lever la vue.
L’abbé Trithème, avec tout son talent,
N’eût pu jamais nous faire la peinture
De la surprise et du saisissement,
Et des transports dont cette âme si pure
Fut pénétrée en voyant son amant.
Quel coloris, quel pinceau pourrait rendre

  1. Le radius et l’ulna sont les deux os qui partent du coude et se joignent au poignet ; l’humerus est l'os du bras qui se joint à l'épaule. (Note de Voltaire, 1773.)