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Et, bégayant le nom de son amant,
Elle tomba sans voix, sans mouvement,
Le front jauni d’une pâleur mortelle :
Dans cet état elle était encor belle.



Un scélérat, nommé Sacrogorgon,
De l’archevêque infâme champion[1],
La dague au poing vers le bûcher s’avance,
Le chef armé de fer et d’impudence,
Et dit tout haut : " Messieurs, je jure Dieu
Que Dorothée a mérité le feu.
Est-il quelqu’un qui prenne sa querelle ?
Est-il quelqu’un qui combatte pour elle ?
S’il en est un, que cet audacieux
Ose à l’instant se montrer à mes yeux ;
Voici de quoi lui fendre la cervelle. "
Disant ces mots il marche fièrement,
Branlant en l’air un braquemart[2] tranchant,
Roulant les yeux, tordant sa laide bouche.
On frémissait à son aspect farouche,
Et dans la ville il n’était écuyer
Qui Dorothée osât justifier ;
Sacrogorgon venait de les confondre :
Chacun pleurait et nul n’osait répondre.
Le fier prélat, du haut de son balcon,
Encourageait le cruel champion.



Le beau Dunois, qui planait sur la place,
Fut si touché de l’insolente audace
De ce pervers ; et Dorothée en pleurs
Était si belle au sein de tant d’horreurs,
Son désespoir la rendait si touchante
Qu’en la voyant il la crut innocente.
Il saute à terre, et d’un ton élevé :
" C’est moi, dit-il, face de réprouvé,
Qui viens ici montrer par mon courage
Que Dorothée est vertueuse et sage,
Et que tu n’es qu’un fanfaron brutal,
Suppôt du crime, et menteur déloyal.
Je veux d’abord savoir de Dorothée

  1. Champion vient du champ, pion du champ : pion, mot indien adopté par les Arabes; il signifie soldat. (Note de Voltaire, 1762.)
  2. Braquemart, du grec brachi-makera, courte épée. (Id., 1762.)