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Car vous savez que, sitôt qu’il s’offrait
Occasion de marquer son courage,
Venger un tort, redresser quelque outrage,
Sans raisonner ce héros y courait.
" Allons, dit-il à son âne fidèle,
Vole à Milan, vole où l’honneur t’appelle ".
L’âne aussitôt ses deux ailes étend ;
Un chérubin va moins rapidement[1].
On voit déjà la ville où la justice
Arrangeait tout pour cet affreux supplice.
Dans la grand’place on élève un bûcher ;
Trois cents archers, gens cruels et timides,
Du mal d’autrui monstres toujours avides,
Rangent le peuple, empêchent d’approcher.
On voit partout le beau monde aux fenêtres,
Attendant l’heure, et déjà larmoyant ;
Sur un balcon, l’archevêque et ses prêtres
Observent tout d’un œil ferme et content.



Quatre alguazils[2] amènent Dorothée
Nue en chemise, et de fers garrottée.
Le désespoir et la confusion,
Le juste excès de son affliction,
Devant ses yeux répandent un nuage ;
Des pleurs amers inondent son visage.
Elle entrevoit, d’un œil mal assuré,
L’affreux poteau pour la mort préparé ;
Et ses sanglots se faisant un passage :
" O mon amant ! ô toi qui dans mon cœur
Règnes encor en ces moments d’horreur !… "
Elle ne put en dire davantage ;

  1. Chérubin, esprit céleste, ou ange du second ordre de la première hiérarchie. Ce mot vient de l'hébreu chérub, dont le pluriel est chérubim. Les chérubins avaient quatre ailes comme quatre faces, et des pieds de bœuf. (Note de Voltaire, 1702.) — Cette note, dans l'édition de 1762, se terminait ainsi : «...bœuf. Voyez la Gemare. » Il y avait évidemment faute d'impression, et il fallait lire : « Voyez la Genèse. » Mais la Genèse, qui parle en effet des chérubins (iii, 24), ne décrit point leur forme, comme paraissait l'indiquer ce renvoi, qui disparut dans les éditions suivantes. Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos de remarquer qu'ici encore Voltaire, tant accusé d'infidélité ou tout au moins d'inexactitude dans ses citations, était au contraire exact et fidèle. Possesseur de la Bible de dom Calmet, il avait trouvé à cet endroit de la Genèse une assez longue dissertation sur la forme
    des chérubins. (R.)
  2. Alguazil : guazil, en arabe, signifie huissier; de là alguazil, archer espagnol. (Note de Voltaire, 1702.)