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    Lucain, qui a fait une gazette eu vers, au lieu d'un poëme épique. A la vérité il serait ridicule de transporter des événements principaux et dépendants les uns des autres, de placer la bataille d'Ivry avant la bataille de Centras, et la Saint-Barthélémy après les Barricades. Mais l'on peut bien faire passer secrètement Henri IV en Angleterre, sans que ce voyage, qu'on suppose ignoré des Parisiens mêmes, change en rien la suite des événements historiques. Les mêmes lecteurs, qui sont choqués qu'on lui fasse faire un trajet de mer de quelques lieues, ne seraient point étonnés qu'on le fît aller en Guyenne, qui est quatre fois plus éloignée. Que si Virgile a fait venir en Italie Énée, qui n'y alla jamais, s'il l'a rendu amoureux de Didon, qui vivait trois cents ans après lui, on peut sans scrupule faire rencontrer ensemble Henri IV et la reine Elisabeth, qui s'estimaient l'un l'autre, et qui eurent toujours un grand désir de se voir. Virgile, dira-t-on, parlait d'un temps très-éloigné : il est vrai ; mais ces événements, tout reculés qu'ils étaient dans l'antiquité, étaient fort connus. L'Iliade et l'histoire de Carthage étaient aussi familières aux Romains que nous le sont les histoires les plus récentes : il est aussi permis à un poëte français de tromper le lecteur de quelques lieues, qu'à Virgile de le tromper de trois cents ans. Enfin ce mélange de l'histoire et de la fable est une règle établie et suivie, non-seulement dans tous les poëmes, mais dans tous les romans. Ils sont remplis d'aventures qui, à la vérité, ne sont pas rapportées dans l'histoire, mais qui ne sont pas démenties par elle. Il suffit, pour établir le voyage de Henri en Angleterre, de trouver un temps où l'histoire ne donne point à ce prince d'autres occupations. Or il est certain qu'après la mort des Guises, Henri a pu faire ce voyage, qui n'est que de quinze jours au plus, et qui peut aisément être de huit. D'ailleurs cet épisode est d'autant plus vraisemblable que la reine Elisabeth envoya effectivement six mois après à Henri le Grand quatre mille Anglais. De plus, il faut remarquer que Henri IV, le héros du poëme, est le seul qui puisse conter dignement l'histoire de la cour de France, et qu'il n'y a guère qu'Elisabeth qui puisse l'entendre. Enfin il s'agit de savoir si les choses que se disent Henri IV et la reine Elisabeth sont assez bonnes pour excuser cette fiction dans l'esprit de ceux qui la condamnent, et pour autoriser ceux qui l'approuvent. (Note de Voltaire. 1723.)