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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

assez sublime pour la poésie épique. Il est vrai que chaque langue a son génie, formé en partie par le génie même du peuple qui la parle, et en partie par la construction de ses phrases, par la longueur ou la brièveté de ses mots, etc. Il est vrai que le latin et le grec étaient des langues plus poétiques et plus harmonieuses que celles de l’Europe moderne ; mais, sans entrer dans un plus long détail, il est aisé de finir cette dispute en deux mots. Il est certain que notre langue est plus forte que l’italienne, et plus douce que l’anglaise. Les Anglais et les Italiens ont des poëmes épiques : il est donc clair que, si nous n’en avions pas, ce ne serait pas la faute de la langue française.

On s’en est aussi pris à la gêne de la rime, et avec encore moins de raison. La Jérusalem et le Roland furieux sont rimés, sont beaucoup plus longs que l’Énéide, et ont de plus l’uniformité des stances ; et non-seulement tous les vers, mais presque tous les mots finissent par une de ces voyelles, a, e, i, o : cependant on lit ces poëmes sans dégoût, et le plaisir qu’ils font empêche qu’on ne sente la monotonie qu’on leur reproche.

Il faut avouer qu’il est plus difficile à un Français qu’à un autre de faire un poëme épique ; mais ce n’est ni à cause de la rime, ni à cause de la sécheresse de notre langue. Oserai-je le dire ? c’est que de toutes les nations polies, la nôtre est la moins poétique. Les ouvrages en vers qui sont le plus à la mode en France sont les pièces de théâtre : ces pièces doivent être écrites dans un style naturel, qui approche assez de celui de la conversation. Despréaux n’a jamais traité que des sujets didactiques, qui demandent de la simplicité : on sait que l’exactitude et l’élégance font le mérite de ses vers, comme de ceux de Racine ; et lorsque Despréaux a voulu s’élever dans une ode, il n’a plus été Despréaux.

Ces exemples ont en partie accoutumé la poésie française à une marche trop uniforme ; l’esprit géométrique, qui de nos jours s’est emparé des belles-lettres, a encore été un nouveau frein pour la poésie. Notre nation, regardée comme si légère par des étrangers qui ne jugent de nous que par nos petits-maîtres, est de toutes les nations la plus sage, la plume à la main. La méthode est la qualité dominante de nos écrivains. On cherche le vrai en tout ; on préfère l’histoire au roman ; les Cyrus, les Clélie, et les Astrée, ne sont aujourd’hui lus de personne. Si quelques romans nouveaux paraissent encore, et s’ils font pour un temps l’amusement de la jeunesse frivole, les vrais gens de lettres les méprisent. Insensiblement il s’est formé un goût général qui donne assez l’exclusion aux imaginations de l’épopée ; on se moquerait égale-