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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

Don Alonzo de Ercilla y Cuniga, gentilhomme de la chambre de l’empereur Maximilien II, fut élevé dans la maison de Philippe II, et combattit à la bataille de Saint-Quentin, où les Français furent défaits. Philippe, qui n’était point à cette bataille, moins jaloux d’acquérir de la gloire au dehors que d’établir ses affaires au dedans, retourna en Espagne. Le jeune Alonzo, entraîné par une insatiable avidité du vrai savoir, c’est-à-dire de connaître les hommes et de voir le monde, voyagea par toute la France, parcourut l’Italie et l’Allemagne, et séjourna longtemps en Angleterre. Tandis qu’il était à Londres, il entendit dire que quelques provinces du Pérou et du Chili avaient pris les armes contre les Espagnols leurs conquérants. Je dirai, en passant, que cette tentative des Américains pour recouvrer leur liberté est traitée de rébellion par les auteurs espagnols. La passion qu’il avait pour la gloire, et le désir de voir et d’entreprendre des choses singulières, l’entraînèrent dans ces pays du nouveau monde. Il alla au Chili à la tête de quelques troupes, et il y resta pendant tout le temps de la guerre.

Sur les frontières du Chili, du côté du sud, est une petite contrée montagneuse nommée Araucana, habitée par une race d’hommes plus robustes et plus féroces que tous les autres peuples de l’Amérique : ils combattirent pour la défense de leur liberté avec plus de courage et plus longtemps que les autres Américains, et ils furent les derniers que les Espagnols soumirent. Alonzo soutint contre eux une pénible et longue guerre ; il courut des dangers extrêmes ; il vit et fit les actions les plus étonnantes, dont la seule récompense fut l’honneur de conquérir des rochers, et de réduire quelques contrées incultes sous l’obéissance du roi d’Espagne.

Pendant le cours de cette guerre, Alonzo conçut le dessein d’immortaliser ses ennemis en s’immortalisant lui-même. Il fut en même temps le conquérant et le poëte : il employa les intervalles de loisir que la guerre lui laissait à en chanter les événements ; et, faute de papier, il écrivit la première partie de son poème sur de petits morceaux de cuir, qu’il eut ensuite bien de la peine à arranger. Le poème s’appelle Araucana, du nom de la contrée.

Il commence par une description géographique du Chili, et par la peinture des mœurs et des coutumes des habitants. Ce commencement, qui serait insupportable dans tout autre poème, est ici nécessaire, et ne déplaît pas dans un sujet où la scène est par delà l’autre tropique, et où les héros sont des sauvages, qui nous