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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

On trouve, il est vrai, dans la Jérusalem, environ deux cents vers où l’auteur se livre à des jeux de mots et à des concetti puérils ; mais ces faiblesses étaient une espèce de tribut que son génie payait au mauvais goût de son siècle pour les pointes, qui même a augmenté depuis lui, mais dont les Italiens sont entièrement désabusés.

Si cet ouvrage est plein de beautés qu’on admire partout, il y a aussi bien des endroits qu’on n’approuve qu’en Italie, et quelques-uns qui ne doivent plaire nulle part. Il me semble que c’est une faute par tout pays d’avoir débuté par un épisode qui ne tient en rien au reste du poëme ; je parle de l’étrange et inutile talisman que fait le sorcier Ismeno avec une image de la vierge Marie, et de l’histoire d’Olindo et de Sofronia. Encore si cette image de la Vierge servait à quelque prédiction ; si Olindo et Sofronia, prêts à être les victimes de leur religion, étaient éclairés d’en haut, et disaient un mot de ce qui doit arriver ; mais ils sont entièrement hors d’œuvre. On croit d’abord que ce sont les principaux personnages du poëme ; mais le poëte ne s’est épuisé à décrire leur aventure avec tous les embellissements de son art, et n’excite tant d’intérêt et de pitié pour eux, que pour n’en plus parler du tout dans le reste de l’ouvrage, Sophronie et Olinde sont aussi inutiles aux affaires des chrétiens que l’image de la Vierge l’est aux mahométans.

Il y a dans l’épisode d’Armide, qui d’ailleurs est un chef-d’œuvre, des excès d’imagination qui assurément ne seraient point admis en France ni en Angleterre : dix princes chrétiens métamorphosés en poissons, et un perroquet chantant des chansons de sa propre composition, sont des fables bien étranges aux yeux d’un lecteur sensé, accoutumé à n’approuver que ce qui est naturel. Les enchantements ne réussiraient pas aujourd’hui avec des Français ou des Anglais ; mais du temps du Tasse ils étaient reçus dans toute l’Europe, et regardés presque comme un point de foi par le peuple superstitieux d’Italie. Sans doute un homme qui vient de lire Locke ou Addison sera étrangement révolté de trouver dans la Jérusalem un sorcier chrétien qui tire Renaud des mains des sorciers mahométans. Quelle fantaisie d’envoyer Ubalde et son compagnon à un vieux et saint magicien, qui les conduit jusqu’au centre de la terre ! Les deux chevaliers se promènent là sur le bord d’un ruisseau rempli de pierres précieuses de tout genre. De ce lieu on les envoie à Ascalon, vers une vieille qui les transporte aussitôt dans un petit bateau aux îles Canaries. Ils y arrivent sous la protection de Dieu, tenant dans leurs mains une