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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

noble Vénitienne a d’ordinaire la vanité de ne point épouser un homme d’une qualité médiocre ; mais toute cette grandeur passée ne servit peut-être qu’à le rendre plus malheureux. Son père, né dans le déclin de sa maison, s’était attaché au prince de Salerne, qui fut dépouillé de sa principauté par Charles-Quint. De plus, Bernardo était poëte lui-même ; avec ce talent, et le malheur qu’il eut d’être domestique d’un petit prince, il n’est pas étonnant qu’il ait été pauvre et malheureux.

Torquato fut d’abord élevé à Naples. Son génie poétique, la seule richesse qu’il avait reçue de son père, se manifesta dès son enfance. Il faisait des vers à l’âge de sept ans. Bernardo, banni de Naples avec les partisans du prince de Salerne, et qui connaissait par une dure expérience le danger de la poésie et d’être attaché aux grands, voulut éloigner son fils de ces deux sortes d’esclavage. Il l’envoya étudier le droit à Padoue. Le jeune Tasse y réussit, parce qu’il avait un génie qui s’étendait à tout : il reçut même ses degrés en philosophie et en théologie. C’était alors un grand honneur, car on regardait comme savant un homme qui savait par cœur la Logique d’Aristote, et ce bel art de disputer pour et contre, en termes inintelligibles, sur des matières qu’on ne comprend point. Mais le jeune homme, entraîné par l’impulsion irrésistible du génie, au milieu de toutes ces études qui n’étaient point de son goût, composa, à l’âge de dix-sept ans, son poëme de Renaud, qui fut comme le précurseur de sa Jérusalem. La réputation que ce premier ouvrage lui attira le détermina dans son penchant pour la poésie. Il fut reçu dans l’académie des Eterei de Padoue sous le nom de Pentito, du repentant, pour marquer qu’il se repentait du temps qu’il croyait avoir perdu dans l’étude du droit, et dans les autres où son inclination ne l’avait pas appelé.

Il commença la Jérusalem à l’âge de vingt-deux ans. Enfin, pour accomplir la destinée que son père avait voulu lui faire éviter, il alla se mettre sous la protection du duc de Ferrare, et crut qu’être logé et nourri chez un prince pour lequel il faisait des vers était un établissement assuré. À l’âge de vingt-sept ans il alla en France, à la suite du cardinal d’Este. « Il fut reçu du roi Charles IX, disent les historiens italiens, avec des distinctions dues à son mérite, et revint à Ferrare comblé d’honneurs et de biens. » Mais ces biens et ces honneurs tant vantés se réduisaient à quelques louanges ; c’est la fortune des poëtes. On prétend qu’il fut amoureux, à la cour de Ferrare, de la sœur du duc, et que cette passion, jointe aux mauvais traitements qu’il reçut dans