Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome8.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nitions trompeuses, par lesquelles nous osons exclure toutes les beautés qui nous sont inconnues, ou que la coutume ne nous a point encore rendues familières. Il n’en est point des arts, et surtout de ceux qui dépendent de l’imagination, comme des ouvrages de la nature. Nous pouvons définir les métaux, les minéraux, les éléments, les animaux, parce que leur nature est toujours la même ; mais presque tous les ouvrages des hommes changent ainsi que l’imagination qui les produit. Les coutumes, les langues, le goût des peuples les plus voisins diffèrent : que dis-je ! la même nation n’est plus reconnaissable au bout de trois ou quatre siècles. Dans les arts qui dépendent purement de l’imagination, il y a autant de révolutions que dans les États ; ils changent en mille manières, tandis qu’on cherche à les fixer.

La musique des anciens Grecs, autant que nous en pouvons juger, était très-différente de la nôtre. Celle des Italiens d’aujourd’hui n’est plus celle de Luigi[1] et de Carissimi[2] : des airs persans ne plairaient pas assurément à des oreilles européanes. Mais, sans aller si loin, un Français accoutumé à nos opéras ne peut s’empêcher de rire la première fois qu’il entend du récitatif en Italie ; autant en fait un Italien à l’Opéra de Paris ; et tous deux ont également tort, ne considérant point que le récitatif n’est autre chose qu’une déclamation notée ; que le caractère des deux langues est très-différent ; que ni l’accent ni le ton ne sont les mêmes ; que cette différence est sensible dans la conversation, plus encore sur le théâtre tragique, et doit par conséquent l’être beaucoup dans la musique. Nous suivons à peu près les règles d’architecture de Vitruve ; cependant les maisons bâties en Italie par Palladio, et en France par nos architectes, ne ressemblent pas plus à celles de Pline et de Cicéron que nos habillements ne ressemblent aux leurs.

Mais, pour revenir à des exemples qui aient plus de rapport à notre sujet, qu’était la tragédie chez les Grecs ? un chœur qui demeurait presque toujours sur le théâtre ; point de divisions d’actes, très-peu d’action, encore moins d’intrigue. Chez les Français, c’est pour l’ordinaire une suite de conversations en cinq actes, avec une intrigue amoureuse. En Angleterre, la tragédie est véritablement une action ; et si les auteurs de ce pays joignaient à l’activité qui anime leurs pièces un style naturel, avec de la décence et de la régularité, ils l’emporteraient bientôt sur les Grecs et sur les Français.

  1. Contrapuntiste qui florissait vers 1650.
  2. Compositeur du commencement du xviie siècle.