Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
183
année 1772.

8642. — À M. LEKAIN.
À Ferney, 2 octobre.

Je vous envoie peut-être trop tard, mon cher ami, cette lettre de M. d’Argental ; il me mande qu’on ne vous accorde point de délai, et qu’on est fâché que vous en ayez demandé ; il est tout naturel qu’on aime à jouir de vos talents. Je crois qu’il faut que vous partiez immédiatement après avoir lu cette lettre, et que vous fassiez la plus grande diligence.

Je vous embrasse de tout mon cœur. Partez sur-le-champ. V.

8643. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 4 octobre.

J’ai bien des remords, madame, d’avoir été si longtemps sans vous écrire[1] ; mais j’ai été malade : il m’a fallu mener Lekain tous les jours à deux lieues, pour jouer la comédie auprès de Genève ; et n’ayant rien à faire du tout, j’ai été accablé des détails les plus inquiétants.

J’ai été sur le point de voir ma colonie détruite. Dès qu’on veut faire quelque bien, on est sûr de trouver des ennemis. Qu’on rende service, dans quelque genre que ce puisse être, on peut compter qu’on trouvera des gens qui chercheront à vous écraser. Faites de la prose ou des vers, bâtissez des villes, cela est égal : l’envie vous persécutera infailliblement. Il n’y a d’autre secret, pour échapper à cette harpie, que de ne jamais faire d’autre ouvrage que son épitaphe, de ne bâtir que son tombeau, et de se mettre dedans au plus vite.

Quand je vous dis, madame, que j’ai bâti une petite ville assez jolie, cela est très-ridicule, mais cela est très-vrai. Cette ville même faisait un commerce assez considérable ; mais si on continue à me chicaner, tout périra. Pour me dépiquer, j’ai fait une Épître à Horace[2]. Je ne vous l’envoie pas, parce que je ne sais pas si vous aimez Horace, si vous souffrez encore les vers, si vous avez envie de lire les miens. Vous n’aurez cette épître que quand vous m’aurez dit : Envoyez-la-moi. Ce n’est pas assez de prier quelqu’un à souper, il faut avoir de l’appétit.

J’ai toujours mon ancien chagrin que vous connaissez. Ce

  1. La dernière lettre de Voltaire à Mme du Deffant est du 10 août, No 8596.
  2. Tome X, page 441.