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6093. — À M.  LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC[1].
24 auguste.

La lettre que vous avez daigné écrire, monsieur le marquis, est digne de votre cœur et de votre raison supérieure. J’ai appris par cette lettre l’insolente bassesse de Fréron, que j’ignorais. Je n’ai jamais lu ses feuilles ; le hasard, qui vous en a fait tomber une entre les mains, ne m’a jamais si mal servi ; mais vous avez tiré de l’or de son fumier en confondant ses calomnies.

Si cet homme avait lu la lettre que Mme  Calas écrivit de la retraite où elle était mourante, et dont on la tira avec tant de peine ; s’il avait vu la candeur, la douleur, la résignation qu’elle mettait dans le récit du meurtre de son fils et de son mari, et cette vérité irrésistible avec laquelle elle prenait Dieu à témoin de son innocence, je sais bien que cet homme n’en aurait pas été touché, mais il aurait entrevu que les cœurs honnêtes devaient en être attendris et persuadés.


Ce n’est pas aux tyrans à sentir la nature,
Ce n’est pas aux fripons à sentir la vertu[2].


Quant à M.  le maréchal de Richelieu et à M. le duc de Villars, dont il tâche, dites-vous, d’avilir la protection et de récuser le témoignage, il ignore que c’est chez moi qu’ils virent le fils de Mme  Calas, que j’eus l’honneur de leur présenter, et qu’assurément ils ne l’ont protégé qu’en connaissance de cause, après avoir longtemps suspendu leur jugement, comme le doit tout homme sage avant de décider.

Pour messieurs les maîtres des requêtes, c’est à eux de voir si après leur jugement souverain, qui a constaté l’innocence de la famille Calas, il doit être permis à un Fréron de la révoquer en doute.

Je vous embrasse avec tendresse, et je vous aime autant que je vous respecte.

  1. Cette lettre, faite pour être publiée, est antidatée. Elle a dû être écrite vers le 12 octobre. Voyez à cette date une autre lettre à d’Argence.
  2. Mérope, acte IV, scène ii.