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ANNÉE 1766.

si on avait été informé de l’origine de cette horrible aventure, on aurait fait quelque grâce. Cet élu d’Abbeville vous paraîtra un grand réprouvé. Il est seul la cause du désespoir de cinq familles, et il est lui-même au nombre de ceux qu’il a accablés par sa méchanceté. La peine de mort n’est point ordonnée par la loi, et le

    avait pitié. On voulait cacher leurs fautes, qu’on imputait à l’ivresse et à la folie de leur âge.


    Belleval alla chez tous les témoins ; il les menaça, il les fit trembler ; il se servit de toutes les armes de la religion ; enfin il força le juge d’Abbeville à le faire assigner lui-même en témoignage. Il ne se contenta pas de grossir les objets dans son interrogatoire, il indiqua les noms de tous ceux qui pouvaient témoigner ; il requit même le juge de les entendre. Mais ce délateur fut bien surpris lorsque le juge, ayant été forcé d’agir et de rechercher les imprudents complices du chevalier de La Barre, il trouva le fils du délateur Belleval à la tête.

    Belleval, désespéré, fit évader son fils avec le sieur d’Étallonde, fils du président de Bancour, et le jeune d’Ouville, fils du maire de la ville. Mais, poussant jusqu’au bout sa jalousie et sa vengeance contre le chevalier de La Barre, il le fit suivre par un espion. Le chevalier fut arrêté avec le sieur Moinel son ami. La tête leur tourna, comme vous le pouvez bien penser, dans leur interrogatoire. Cependant, Moinel répondit plus sagement que La Barre. Celui-ci se perdit lui-même ; vous savez le reste.

    Je me trouvai samedi à Abbeville, où une petite affaire m’avait conduit, lorsque de La Barre et Moinel, escortés de quatre archers, y arrivèrent de Paris, par une route détournée. Je ne saurais vous donner une juste idée de la consternation de cette ville, de l’horreur qu’on y ressent contre Belleval, et de l’effroi qui règne dans toutes les familles. Le peuple même trouve l’arrêt trop cruel ; il déchirerait Belleval ; il est sorti d’Abbeville, et on ne sait où il est.

    Nota bene. Les accusés ont été condamnés par le parlement de Paris, en confirmation de la sentence d’Abbeville, à avoir la langue et le poing coupés, la tête tranchée, et à être jetés dans les flammes, après avoir subi la question ordinaire et extraordinaire. Le chevalier de La Barre a été seul exécuté ; on continue le procès du sieur Moinel. Plusieurs avocats ont signé une consultation par laquelle ils prouvent l’illégalité de l’arrêt. Il y avait vingt-cinq juges ; quinze opinèrent à la mort, et dix à une correction légère.

    L’Extrait de la lettre d’Abbeville étant joint à la lettre de Voltaire à Richelieu, a été mis en note par tous les éditeurs. J’ai conservé cette disposition.

    Dans une copie qui m’a été communiquée, le Nota bene offre deux variantes que voici :

    Nota bene. Le chevalier de La Barre a été condamné par le parlement de Paris en confirmation, etc… Le chevalier de La Barre a été exécuté. On a brûlé avec lui ses livres, qui consistaient dans les Pensées philosophiques de Diderot, le Sopha de Crébillon, des Lettres sur les miracles, le Dictionnaire philosophique, deux petits volumes de Bayle, un Discours de l’empereur Julien, grec et français, un Abrégé de l’Histoire de l’Église de Fleury, et l’Anatomie de la messe. On continue le procès du sieur Moinel. Les autres sont condamnés à être brûlés vifs. Plusieurs avocats ont signé, etc. »

    Cette version me paraît toute vraisemblable. Les deux petits volumes de Bayle sont l’Extrait fait par le roi de Prusse (voyez lettre 6252). Le Discours de l’empereur Julien est celui que Voltaire fit réimprimer en 1769 (voyez tome XXVIII, page 1) ; l’Abrégé de l’Histoire de l’Église est celui dont l’Avant-propos est de Frédéric (voyez la lettre 6252) ; l’Anatomie de la messe est un livre du xvie siècle. (B.)