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Vous voyez que je ne me peins pas avec des couleurs trop favorables, et que je vous donne de moi l’idée d’une vieille bien triste, bien atrabilaire et bien ennuyeuse. Rabattez-en, je vous prie, quelque chose, et croyez que si je passais quelques heures avec vous, j’aurais autant de gaieté que j’en avais dans ma jeunesse.

Je vois assez souvent d’Alembert ; je lui trouve, ainsi que vous, beaucoup d’esprit.

Le président se porte à merveille ; son goût pour le monde ne s’affaiblit point : il est toujours fort recherché, parce qu’il est toujours fort aimable, mais il devient bien sourd. Il rendrait la reine encore plus sourde que lui, s’il lui nommait la Pucelle ; mais ne croyez pas en être quitte pour une bonne plaisanterie.

Chargez-vous de mon amusement ; je ne peux plus rien lire de tout ce qu’on écrit. Ce n’est pas que je veuille faire la merveilleuse, ni le bel esprit ; mais c’est que l’ennui me surmonte. On me propose de relire les remontrances, les mandements, les instructions ; je réponds : Qu’est-ce que tout cela me fait ? J’ai cependant essayé d’en lire ; mais le peu de bons raisonnements, de vérité qu’on y trouve, sont noyés dans un fatras d’éloquence, de style académique, à qui je préfère celui de la Bibliothèque bleue.

Vous ne connaîtrez plus, monsieur, ce qui est aujourd’hui le bon goût, le bon ton, la bonne compagnie ; que faire à cela ? Prendre patience, et, comme vous le dites, mépriser les hommes et les tolérer. Il n’y a d’heureux que ceux qui naissent avec des talents ; ils n’ont pas besoin de ceux des autres ; ils portent partout leur bonheur, et peuvent se passer de tout.

Souvenez-vous, monsieur, et soyez-en bien persuadé, que votre souvenir, votre amitié, me sont absolument nécessaires.


5525. — DE M. D’ALEMBERT.
Paris, ce 15 janvier.

Ce que j’ai d’abord de plus pressé, mon très-cher et très-respectable maître, c’est de justifier frère Hippolyte Bourgelat, qui, comme je m’en doutais bien, n’est point coupable, ainsi que vous le verrez par la lettre qu’il m’a écrite à ce sujet, et dont je vous envoie copie. J’espère que M. Gallatin[1] échappera aux griffes des vautours, et que je pourrai lire enfin cette Tolérance dont nosseigneurs de la rue Plâtrière[2], qui ont presque autant d’esprit que nosseigneurs du parlement, me privent avec une cruauté si intolérable. La vérité est que ceux qui ont lu le livre ne se soucient guère qu’on le lise, et que les fanatiques qui en ont eu vent craignent qu’il ne soit lu. Voilà la

  1. Voltaire en reparle dans la lettre 5561. Un Paul Gallalin est nommé dans le chant 1er de la Guerre civile de Genève.
  2. Les commis de la poste aux lettres.