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Plusieurs personnes virent cette lettre singulière ; elle l’était trop pour que j’y répondisse ; je me contentai de le plaindre, et même en dernier lieu, quand il fut obligé de quitter la France, je lui fis offrir pour asile cette même campagne qu’il me reprochait d’avoir choisie près de Genève. Le même esprit qui l’avait porté, madame, à m’écrire une lettre si outrageante l’avait brouillé en ce temps-là avec le célèbre médecin M. Tronchin, comme avec les autres personnes qui avaient eu quelques liaisons avec lui.

Il crut qu’ayant offensé M. Tronchin et moi nous devions le haïr ; c’est en quoi il se trompait beaucoup. Je pris publiquement son parti quand il fut condamné à Genève ; je dis hautement qu’en jugeant son roman l’Émile, on ne faisait pas assez d’attention que les discours du Vicaire savoyard, regardés comme si coupables, n’étaient que des doutes auxquels ce prêtre même répondait par une résignation qui devait désarmer ses adversaires ; je dis que les objections de l’abbé Houteville contre la religion chrétienne sont beaucoup plus fortes, et ses réponses beaucoup plus faibles ; enfin je pris la défense de M. Rousseau. Cependant. M. Rousseau vous dit[1], madame, et fit même imprimer[2], que M. Tronchin et moi nous étions ses persécuteurs. Quels persécuteurs qu’un malade de soixante et onze ans, persécuté lui-même jusque dans sa retraite, et un médecin consulté par l’Europe entière, uniquement occupé de soulager les maux des hommes, et qui certainement n’a pas le temps de se mêler dans leurs misérables querelles !

Il y a plus de dix ans que je suis retiré à la campagne auprès de Genève, sans être entré quatre fois dans cette ville ; j’ai toujours ignoré ce qui se passe dans cette république ; je n’ai jamais parlé de M. Rousseau que pour le plaindre. Je fus très-fâché que M. le marquis de Ximenès l’eût tourné en ridicule[3]. J’ai été outragé par lui sans lui jamais répondre ; et aujourd’hui il me dénonce juridiquement, il me calomnie dans le temps même que je prends publiquement son parti. Je suis bien sûr que vous condamnez un tel procédé, et qu’il ne s’en serait pas rendu coupable s’il avait voulu mériter votre protection. Je finis, madame, par vous demander pardon de vous importuner de

  1. Lettre de J.-J. Rousseau à Mme de Luxembourg, du 21 juillet 1762.
  2. Lettre de J.-J. Rousseau à ***, du 28 mai 1764.
  3. C’est sous le nom de Ximenès que Voltaire donna les Lettres sur la Nouvelle Héloïse ; voyez tome XXIV, pages 165 et suiv.