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du moins qu’il la peint suivant ce que l’éducation et les mœurs du pays peuvent l’embellir ou la défigurer, et qu’il n’y a point dans ses personnages l’uniformité qu’on trouve dans presque toutes les pièces de Racine. Cornélie est plus grande que nature, j’en conviens, mais telles étaient les Romaines ; et presque toutes les grandes actions des Romains étaient le résultat de sentiments et de raisonnements qui s’éloignaient du vrai. Il n’y a peut-être que l’amour qui soit une passion naturelle, et c’est presque la seule que Racine ait peinte et rendue, et presque toujours à la manière française. Son style est enchanteur et continûment admirable. Corneille n’a, comme vous dites, que des éclairs ; mais qui enlèvent, et qui font que, malgré l’énormité de ses défauts, on a pour lui du respect et de la vénération. Il faut être bien téméraire pour oser vous dire si librement son avis. Mais permettez-moi de n’en pas rester là, et souffrez que je vous juge, ainsi que ces deux grands hommes : vous avez la variété de Corneille, l’excellence du goût de Racine, et un style qui vous rend préférable à tous les deux, parce qu’il n’est ni ampoulé, ni sophistiqué, ni monotone ; enfin vous êtes pour moi ce qu’était pour l’abbé Pellegrin sa Pélopée[1].

Adieu, monsieur ; soyez persuadé que personne n’est à vous aussi parfaitement que moi.


5718. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
21 juillet.

Il est bien juste qu’après avoir ennuyé mes anges je les amuse. Voici de la pâture pour la Gazette littéraire. Ce morceau me paraît curieux[2]. Il faut que je dise à mes anges qu’on trouve la Gazette littéraire un peu sèche, et qu’il eût été à souhaiter que les articles de pure annonce et les suppléments eussent été fondus ensemble une fois par semaine. Par ce moyen, chaque gazette eût été intéressante et piquante. Je crains toujours que la petite note[3] mise par les auteurs au bas des Remarques sur Pétrarque ne m’ait brouillé avec l’abbé de Sade.

Je suis encore persuadé qu’avec une vingtaine de vers les roués auraient un grand succès ; mais on dit qu’il est impossible que Molé réussisse dans Pompée.

Mes chers anges, je vous prie d’obtenir qu’on ne retranche rien du petit morceau que j’ai l’honneur de vous envoyer.

Respect et tendresse.

  1. Tragédie reçue par les comédiens français le 2 décembre 1731, et représentée pour la première fois le 18 juillet 1733. C’est la moins mauvaise de cet ecclésiastique dramaturge, qui dînait de l’autel et soupait du théâtre. (L.)
  2. Je crois qu’il s’agit des Anecdotes sur le Cid ; voyez tome XXV, page 196.
  3. Voyez ci-dessus, page 259.