Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

êtes très occupé, et même à une besogne très-édifiante[1] ; mais laissez là le Talmud un moment pour me dire que vous m’aimez toujours, et après cela je vous laisserai en liberté reprendre Moïse et Esdras au cul et aux chausses. Votre long silence m’a fait craindre un moment que vous ne fussiez mécontent de la liberté avec laquelle je vous ai dit mon avis sur le Corneille, comme vous me l’aviez demandé ; cependant, réflexions faites, cet avis ne peut vous blesser, puisqu’il se réduit à dire que vous n’avez pas fait assez de révérences en donnant des croquignoles, et que vous auriez dû multiplier les croquignoles et les révérences. À propos de croquignoles, vous venez d’en donner une assez bien conditionnée à maître Aliboron et à l’honnête homme[2] qui, comme vous le dites très-plaisamment, lui fait sa litière. Il est vrai que vous l’aviez belle, et qu’on ne peut pas présenter son nez de meilleure grâce. Cette croquignole était d’autant plus nécessaire que maître Aliboron, à ce qu’on m’a assuré, répandait sourdement que vous lui aviez fait faire des propositions de paix. J’ai prétendu que si vous lui en aviez fait, c’était apparemment comme Sganarelle en fait à sa femme après l’avoir bien battue[3]. En attendant, maître Aliboron est allé faire les délices de la cour de Deux-Ponts, et il a laissé ses feuilles à fabriquer, pendant son absence, à quelques sous-marauds qui sont à sa solde ; on prétend même qu’il va les quitter tout à fait pour être bailli ou maître d’école dans quelque village d’Allemagne. On assure aussi que le duc de Deux-Ponts, son digne ami et protecteur, qui a joué un rôle si brillant dans la dernière guerre à la tête des troupes de l’empire, doit l’emmener à la cour de Manheim, qui se prépare à le fêter beaucoup, et qui apparemment a oublié l’honneur que vous avez fait, il y a quelques années, au maître de la maison.

Ce sont, je crois, de plates gens que tous ces petits principiaux d’Allemagne ; et je me souviens que quand le roi de Prusse me demanda si, en retournant en France, je m’arrêterais dans toutes ces petites cours borgnes, je lui répondis que non, parce que quand on vient de voir Dieu, on ne se soucie guère de voir saint Crépin.

Savez-vous que je viens de recevoir de l’impératrice de Russie une lettre[4] qui devrait être imprimée et affichée dans la salle du conseil de tous les princes ? Elle me dit ces propres paroles : « On devrait faire dans tout gouvernement éclairé une loi qui défende aux citoyens de s’entre-persécuter, de quelque façon que ce soit… Les guerres de plume, qui, en décourageant les talents, détruisent le repos des citoyens sous le misérable prétexte de quelques différences d’opinion, sont aussi détestables que minutieuses… Vous me dites, ajoute-t-elle, que le Nord donne des leçons au Midi ; mais d’où vient donc que vous autres peuples du Midi passez pour si éclaires, si les règles les plus naturelles et les plus simples n’ont pas encore pris racine chez vous ? ou est-ce qu’à force de raffinemenr elles vous ont échappé ? »

  1. La Philosophie de l’histoire.
  2. Panckoucke : voyez tome XXV page 254-255.
  3. Médecin malgré lui, acte I scène i.
  4. Elle n’est pas dans les Œuvres de d’Alembert.