Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/254

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous allons voir M. d’Argenson[1] ; on lui a envoyé hier la permission de revenir pour vaquer aux affaires que lui occasionne le testament de feu sa femme, et pour se trouver aux couches de Mme de Voyer. C’est une grande joie pour le président ; sa tête rajeunit tous les jours, mais ses jambes n’en font pas de même : elles sont fort à plaindre de tout le chemin que leur fait faire la tête qui les gouverne. Vous n’avez su ce que vous disiez quand vous avez écrit : Qui na pas l’esprit de son âge, de son âge a tout le malheur. Ah ! le président vous en donnerait le démenti. Ce n’est pas que je le croie exempt de peines et de chagrins, mais c’est de ceux que l’on a dans la jeunesse ; il est toujours dehors, il ne rentre jamais en lui-même. Je vous crois pourtant encore plus heureux que lui ; je préférerais vos occupations à ses dissipations.

Je comprends le plaisir que vous donne l’agriculture. Si je n’étais pas aveugle, je voudrais avoir une campagne où il y eût un potager, une basse-cour ; j’ai toujours eu du goût pour tout cela. J’aimais aussi l’ouvrage, je ne haïssais pas le jeu ; tout cela me manque ; il ne me reste que la conversation. Avec qui la faire ? Y a-t-il rien de plus triste ?

Je viens de relire Héraclius ; j’approuve toutes vos critiques ; mais, malgré cela, cette pièce fait un grand effet sur le théâtre ; c’est comme ces statues qui sont faites pour le cintre, et non pour la paroi : je conviens qu’il y a des défauts considérables, qui choquent à la lecture, et qui échappent à la représentation ; cela n’excuse pas les fautes, il faut les faire sentir, et la critique est très-nécessaire pour maintenir le goût. Ce que j’ai pris la liberté de condamner, c’est ce que vous dites dans les Horaces sur le monologue de Camille, qui précède sa scène avec Horace. Vous trouvez qu’il n’est pas naturel qu’elle excite sa fureur, en se rappelant tout ce qui peut l’augmenter. J’ai prêté ce volume-là, et j’en suis lâchée, parce que je vous dirais bien plus clairement le jugement que j’en ai porté. En général, je trouve que Corneille démêle avec beaucoup de justesse et exprime avec beaucoup de force les grandes passions et tous leurs différents mouvements ; il est incompréhensible qu’un génie aussi sublime soit si dépourvu de goût.

Avez-vous lu la dernière lettre de Rousseau, où il parle de M. de Luxembourg ? J’ai fait lire à Mme de Luxembourg ce que vous m’avez écrit pour elle ; cela a été reçu cosi, cosi ; vous êtes, dit-elle, le plus grand ennemi de Jean-Jacques, et elle se pique d’un grand amour pour lui. On vient de donner le recueil de ses ouvrages en huit volumes, je ne ferai point cette emplette ; il applique sans instruire, et l’utilité de tout ce qu’il dit est zéro.

Je suis accablée de la chaleur, ce qui me rend beaucoup plus bête qu’à l’ordinaire. Ne vous dégoûtez point de moi ; pensez à mon état, et tâchez de l’adoucir en m’écrivant très-souvent.

  1. Le comte d’Argenson, qui avait été ministre de la guerre. Il était tombé en disgrâce en 1757, et avait été exilé à sa terre aux Ormes, dans la ci-devant province de Poitou. Il était frère du marquis d’Argenson, qui avait été ministre des affaires étrangères et qui est mort en 1756.