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du bonheur, elle avait pourtant bien des amertumes, et la gêne continuelle attachée à sa situation a pu abréger ses jours. Au reste, la vie est fort peu de chose dans quelque état qu’on se trouve, et il n’y a pas grande différence entre la plus courte et la plus longue : nous ne sommes que des papillons dont les uns vivent deux heures, et les autres deux jours. Je suis un papillon très-attaché à vous, madame ; il y a longtemps que je n’ai eu la consolation de vous écrire. Une fluxion sur les yeux, qui m’a presque ôté la vue, a dérangé notre commerce ; mais elle n’a point été jusqu’à mon cœur. J’ai resté depuis dix ans dans ma retraite, comme vous dans la votre. Nous sommes constants ; mais je ne suis pas si sage que vous : aussi vivrez-vous plus de cent ans, et je compte n’en vivre que quatre-vingts. Vous auriez bien dû faire un joli jardin au Jard ; cela est très-amusant, et il faut s’amuser ; les eaux, les fleurs et les bosquets consolent, et les hommes ne consolent pas toujours. Adieu, madame ; mon cœur est à vous pour le reste de ma vie avec le plus tendre respect.


5669. — À M. DE FRESNEY.
directeur des postes de strasbourg.
Aux Délices, 8 juin[1].

J’ai reçu, monsieur, une lettre non datée, de Marmoutier, signée de Fresney. Je suppose qu’elle me vient d’un homme très-aimable que j’ai eu l’honneur de voir, il y a environ douze ans, à Strasbourg ; et je ne suppose pas pourquoi il se trouve au milieu d’une troupe de bénédictins allemands. Je lui souhaite les cent mille livres de rente dont ces ivrognes jouissent. Je suis à peu près comme le vieux Tobie ; je perds la vue, et je n’ai point de fils qui me la rende avec le secours de l’ange Raphaël[2]. Je dicte ma réponse, et je la dicte un peu au hasard, dans le doute où je suis si c’est le fils de Mme de Fresney, de Strasbourg, qui m’a fait l’honneur de se souvenir de moi. Je serai toujours très-attaché au fils et à la mère. Il me parle dans sa lettre d’un homme de lettres[3] qui a beaucoup d’esprit et de talents, qui est, je crois, actuellement à Nancy. Je le supplie, s’il est lié avec cette personne dont il me parle, de lui dire que je suis pénétré d’estime

  1. Palissot date cette lettre du 8 juin, et non du 18 comme l’a fait Beuchot.
  2. Tobie, chap. v.
  3. Palissot : c’est lui qui le premier a publié cette lettre à M. de Fresney.