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ce que nous étions avant de naître[1] ; mais pour les deux ou trois minutes de notre existence, qu’en ferons-nous ? Nous sommes, à ce qu’on prétend, de petites roues de la grande machine, de petits animaux à deux pieds et à deux mains comme les singes, moins agiles qu’eux, aussi comiques, et ayant une mesure d’idées plus grande. Nous sommes emportés dans le mouvement général imprimé par le Maître de la nature. Nous ne nous donnons rien, nous recevons tout ; nous ne sommes pas plus les maîtres de nos idées que de la circulation du sang dans nos veines. Chaque être, chaque manière d’être tient nécessairement à la loi universelle. Il est ridicule, dit-on, et impossible que l’homme se puisse donner quelque chose, quand la foule des astres ne se donne rien. C’est bien à nous d’être maîtres absolus de nos actions et de nos volontés quand l’univers est esclave !

Voilà une bonne chienne de condition, direz-vous. Je souffre, je me débats contre mon existence, que je maudis et que j’aime ; je hais la vie et la mort. Qui me consolera, qui me soutiendra ? La nature entière est impuissante à me soulager.

Voici peut-être, madame, ce que j’imaginerais pour remède. Il n’a dépendu ni de vous ni de moi de perdre les yeux, d’être privés de nos amis, d’être dans la situation où nous sommes. Toutes vos privations, tous vos sentiments, toutes vos idées sont des choses absolument nécessaires. Vous ne pouviez vous empêcher de m’écrire la très-philosophique et très-triste lettre que j’ai reçue de vous ; et moi, je vous écris nécessairement que le courage, la résignation aux lois de la nature, le profond mépris pour toutes les superstitions, le plaisir noble de se sentir d’une autre nature que les sots, l’exercice de la faculté de penser, sont des consolations véritables. Cette idée, que j’étais destiné à vous représenter, rappelle nécessairement dans vous votre philosophie. Je deviens un instrument qui en affermit un autre, par lequel je serai affermi à mon tour. Heureuses les machines qui peuvent s’aider mutuellement !

Votre machine est une des meilleures de ce monde. N’est-il pas vrai que, s’il vous fallait choisir entre la lumière et la pensée, vous ne balanceriez pas, et que vous préféreriez les yeux de l’âme à ceux du corps ? J’ai toujours désiré que vous dictassiez la manière dont vous voyez les choses, et que vous m’en fissiez part : car vous voyez très-bien et vous peignez de même.

  1. Voyez tome XXIX, page 522.