Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
5642. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 9 mai.

C’est moi, madame, qui vous demande pardon de n’avoir pas eu l’honneur de vous écrire, et ce n’est pas à vvous, s’il tous plaît, à me dire que tous n’avez pas eu l’honneur de m’écrire. Voilà un plaisant honneur : vraiment il s’agit entre nous de choses plus sérieuses, attendu notre état, notre âge, et notre façon de penser. Je ne connais que Judas dont on ait dit qu’il eût mieux valu pour lui de n’être pas né[1], et encore est-ce l’Évangile qui le dit ; Mécène et La Fontaine ont dit tout le contraire :


Mieux vaut souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.

(Fables, liv. I, fab. xvi.)

Je conviens avec vous que la vie est très-courte et assez malheureuse ; mais il faut que je vous dise que j’ai chez moi un parent de vingt-trois ans[2], beau, bien fait, vigoureux ; et voici ce qui lui est arrivé : il tombe un jour de cheval à la chasse, il se meurtrit un peu la cuisse, on lui fait une petite incision, et le voilà paralytique pour le reste de ses jours, non pas paralytique d’une partie de son corps, mais paralytique à ne pouvoir se servir d’aucun de ses membres, à ne pouvoir soulever sa tête, avec la certitude entière de ne pouvoir jamais avoir le moindre soulagement : il s’est accoutumé à son état, et il aime la vie comme un fou.

Ce n’est pas que le néant n’ait du bon ; mais je crois qu’il est impossible d’aimer véritablement le néant, malgré ses bonnes qualités.

Quant à la mort, raisonnons un peu, je vous prie : il est très-certain qu’on ne la sent point ; ce n’est point un moment douloureux ; elle ressemble au sommeil comme deux gouttes d’eau ; ce n’est que l’idée qu’on ne se réveillera plus qui fait de la peine ; c’est l’appareil de la mort qui est horrible, c’est la barbarie de l’extrême-onction, c’est la cruauté qu’on a de nous avertir que tout est fini pour nous.

À quoi bon venir nous prononcer notre sentence ? Elle s’exé-

  1. Marc, xiv, 21.
  2. Daumart.