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la santé de M. le duc de Praslin ; je suis fàché de le voir goutteux avant le temps, car il me semble que la goutte n’est bonne qu’à mon âge : il ne faut jamais qu’un ministre soit malade. C’est une chose affreuse que de souffrir et d’avoir à travailler, cela mine l’esprit et le corps. Il n’y a que l’entière liberté de n’avoir jamais rien à faire que ce que je veux, et d’être le maître de tous mes moments, qui m’ait fait supporter la vie. Portez-vous bien, mes divins anges.

P. S. Voyez d’ailleurs, avec M. le duc de Praslin, si vous voulez que j’assassine M. de Chauvelin, ou que je lui révèle le secret. Je sais bien qu’assassiner est le plus sûr, mais c’est un parti que je ne peux prendre sans votre permission expresse.


5608. — À M.  LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
2 avril.

Votre Excellence est assez bonne pour avoir des griefs contre moi. J’en ai moi-même un bien fort : c’est que je n’en peux plus, c’est que j’ai absolument perdu la santé, et qu’étant menacé de perdre la vue, tout ce que je peux faire, c’est de dicter une malheureuse lettre. Je suis tombé tout d’un coup, mais ce n’est pas de bien haut. Je ne savais pas que madame l’ambassadrice eût été malade ; je vous assure que je m’y serais plus intéressé qu’à ma propre misère, par la raison que j’aime beaucoup mieux les pièces de Racine que celles de Pradon, et que les beaux ouvrages de la nature inspirent plus d’intérêt que les autres.

J’avoue que j’ai eu grand tort de ne vous pas envoyer les Trois Manières ; mais puisque vous les avez, je ne peux plus réparer mon tort : tout ce que je peux faire, c’est de vous donner Madame Gertrude[1], si vous ne l’avez pas.

À l’égard de ce qui devait vous revenir vers le mois d’avril, ne prenez pas cela pour un poisson d’avril, s’il vous plaît ; je tiendrai ma parole tôt ou tard ; mais donnez un peu de temps à un pauvre malade. J’ai été accablé de fardeaux que mes forces ne pouvaient porter ; et, dans l’état où je suis réduit, il m’est impossible de m’appliquer. J’ai consumé la petite bougie que la nature m’avait donnée ; il ne reste plus qu’un faible lumignon que le moindre effort éteindrait absolument.

Oserais-je demander à Votre Excellence si elle est contente

  1. Personnage du conte intitulé l’Éducation d’une fille ; voyez tome X.