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cutés. Tel était le détestable goût de ce temps-là. On représenta quelque temps après Athalie, ce chef-d’œuvre du théâtre. La nation dut apprendre que la scène pouvait se passer d’un genre qui dégénère quelquefois en idylle et en églogue. Mais comme Athalie était soutenue par le pathétique de la religion, on s’imagina qu’il fallait toujours de l’amour dans les sujets profanes.

Enfin Mérope, et en dernier lieu Oreste, ont ouvert les yeux du public. Je suis persuadé que l’auteur d’Électre[1] pense comme moi, et que jamais il n’eût mis deux intrigues d’amour dans le plus sublime et le plus effrayant sujet de l’antiquité, s’il n’y avait été forcé par la malheureuse habitude qu’on s’était faite de tout défigurer par ces intrigues puériles, étrangères au sujet : on en sentait le ridicule, et on l’exigeait des autres.

Les étrangers se moquaient de nous ; mais nous n’en savions rien. Nous pensions qu’une femme ne pouvait paraître sur la scène sans dire j’aime en cent façons, et en vers chargés d’épithètes et de chevilles. On n’entendait que ma flamme, et mon âme ; mes feux, et mes vœux ; mon cœur, et mon vainqueur. Je reviens à Corneille, qui s’est élevé au-dessus de ces petitesses dans ses belles scènes des Horaces, de Cinna, de Pompée, etc. Je reviens à vous dire que toutes ses pièces pourront fournir quelques anecdotes et quelques réflexions intéressantes.

Ne vous effrayez pas si tous ces commentaires produisent autant de volumes que votre Cicéron. Engagez l’Académie à me continuer ses bontés, ses leçons, et surtout donnez-lui l’exemple[2]. Les libraires de Genève qui entreprennent cette édition, avec le consentement de la compagnie, disent que jamais livre n’aura été donné à si bas prix. Il faut que cela soit ainsi, afin que ceux dont la fortune n’égale pas le goût et les lumières puissent jouir commodément de ce petit avantage. On compte même le présenter aux gens de lettres qui ne seraient pas en état de l’acquérir. C’est d’ordinaire aux grands seigneurs, aux hommes puissants et riches, qu’on donne son ouvrage ; on doit faire précisément le contraire : c’est à eux à le payer noblement, et c’est aussi le parti que prennent, dans cette entreprise, les premiers de la nation, et ceux qui ont des places considérables ; ils se sont fait un honneur de rendre ce qu’on doit au grand Corneille près de cent ans après sa mort, et dans les temps les plus difficiles.

  1. Crébillon.
  2. C’était ici que se terminait cette lettre dans les éditions depuis 1765. (B.)