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Vous vous apercevrez aisément, mademoiselle, de l’excès du ridicule de l’édition de Tancrède faite à Paris. Vous verrez qu’on a tâché de faire tomber la pièce en l’imprimant, et que si on la joue suivant cette leçon absurde, il est impossible qu’à la longue elle soit soufferte, malgré toute la supériorité de vos talents.

Vous voyez d’un coup d’œil quelle sottise fait Orbassan, en répétant, en quatre mauvais vers (page 32), ce qu’il a déjà dit, et en le répétant, pour comble de ridicule, sur les mêmes rimes déjà employées au commencement de ce couplet. Si vous récitez ce mauvais vers[1] :


On croit qu’à Solamir mon cœur se sacrifie,


vous gâtez toute la pièce. Il ne faut pas que vous imaginiez que Solamir ait part à votre condamnation. D’où pouvez-vous savoir qu’on croit vous immoler à Solamir ? que veut dire mon cœur se sacrifie ? Il s’agit bien ici de cœur ! il s’agit d’être exécutée à mort. Vous craignez qu’on n’impute à Tancrède la trahison pour laquelle vous êtes arrêtée, et c’est pour cela que, lorsqu’au troisième acte vous êtes prête d’avouer tout, croyant Tancrède à Messine, vous n’osez plus prononcer son nom dès que vous le voyez à Syracuse ; mais vous ne devez pas penser à Solamir. On a fait un tort irréparable à la pièce en la donnant de la manière dont elle est si ridiculement imprimée.

La seconde scène du second acte est tronquée, et d’une sécheresse insupportable. Si votre père ne vous parle que pour vous condamner, s’il n’est pas désespéré, qui pourra être touché ? qui pourra vous plaindre, quand un père ne vous plaint pas ? Sa douleur, la vôtre, ses doutes, vos réponses entrecoupées, ce père infortuné qui vous tend les bras, votre reproche sur sa faiblesse, votre aveu noble que vous avez écrit une lettre, et que vous avez dû l’écrire : tout cela est théâtral et touchant ; il y a plus, cela justifie les chevaliers qui vous condamnent. Si on ne joue pas ainsi la pièce, elle est perdue, elle est au rang de toutes les mauvaises pièces que l’on a données depuis quatre-vingts ans, que le jeu des acteurs fait supporter quelquefois au théâtre, et que tous les connaisseurs méprisent à la lecture. En un mot, l’édition de Prault est ridicule, et me couvre de ridicule. Je serai obligé de la désavouer, puisqu’elle a été faite malgré mes instructions précises. Je vous prie très-instamment, mademoiselle, de garder

  1. Voyez les variantes et la remarque tome V, page 566.