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fou, nous dit le célèbre Bocalini, pour se donner la peine de les tuer. Avant que le soleil se couche, elles crèveront toutes d’elles-mêmes.

Ce serait vous ennuyer mortellement que de vous faire un détail de toutes les contradictions que j’ai soutenues et des oppositions que j’ai rencontrées dans mes amusements de théâtre. Il n’en a pas fallu davantage pour faire que ce qui était en moi un simple goût devînt ma passion prédominante.


C’est l’effet que sur moi fit toujours la menace.


Le jeu, la table, la chasse, et la danse, seront des passe-temps applaudis, et c’est par là que la jeunesse de notre rang brille dans le monde ; tandis que la représentation théâtrale sera blâmée, et que l’on tournera en ridicule ceux qui s’y amusent : c’est estimer plus les hommes qui végètent que ceux qui vivent. Je ne dis pas qu’on doive ranger au nombre des occupations sérieuses et importantes le jeu théâtral. Je ne le conseillerais à un jeune homme que pour un délassement utile, et pour un moyen de donner un plein essor à cette vivacité fougueuse et bouillante qui pourrait se porter à des jeux moins innocents. Les personnes toujours oisives ou naturellement stupides n’ont que faire de ces exercices, et leurs talents n’y suffiraient pas.

Ne croyez pas que je veuille faire rejaillir sur moi l’éloge que je fais de l’art théâtral. Je l’aime passionnément, je vous l’avoue, mais je m’y connais à peine dans la médiocrité, et j’en use avec toute la modération ; non que j’en craigne les critiques, mais pour n’en pas émousser en moi le goût qui m’y entraîne ; le papillon revenant sans cesse sur les mêmes fleurs, parce qu’il ne fait que les effleurer légèrement.

Il ne peut y avoir d’apologie plus sensée et plus éloquente en faveur de l’art théâtral que ce que vous en dites vous-même dans la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser. Mais vos belles pièces en sont un éloge encore plus complet.

Votre Tancréde a reçu jusqu’à présent tout le lustre qui pouvait convenir à un excellent ouvrage. Composé par M. de Voltaire, traduit en vers blancs par M. Augustin Paradisi, l’un de nos meilleurs poëtes, dédié à Mme  de Pompadour, cette aimable Aspasie de notre siècle ; on ne peut rien ajouter à sa gloire.

La traduction en est admirable : vous connaissez les talents du traducteur, et vous seriez bien aise de le connaître aussi personnellement. Vous verriez un jeune homme qui joint aux grâces de la plus brillante jeunesse la maturité d’un véritable savant, sans cet air de pédanterie qui décrie la sagesse même. Ce n’est pas l’amitié que je proteste à ce digne cavalier qui me fait parler, mais plutôt c’est elle qui me fait taire, crainte de blesser sa modestie par mes louanges. Je vais l’avoir avec moi à ma maison de campagne, où d’ici à quelques jours je jouerai Tancrède. J’aimerais bien que la respectable dame qui en protège l’impression en protégeât aussi la représentation et les acteurs. Que ne puis-je l’en voir spectatrice que ne puis-je vous y voir auprès d’elle ! Je me vanterais alors d’avoir rassemblé chez moi les trois Grâces, non pas feintes et idéales, mais véritables et réelles.