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4596. — DE M. ALBERGATI CAPACELLI.
À Bologne, 30 juin 1761.

Monsieur, l’amitié est un doux sentiment qui naît même parmi les personnes qui ne se sont jamais vues, s’accroît par des services que l’on se rend mutuellement, et se nourrit par un commerce de lettres, agréable moyen de réunir les esprits de ceux qui sont forcés à vivre séparés. L’estime est un sentiment plus solide et plus réfléchi, dans lequel la sympathie, la reconnaissance et le hasard, ne doivent entrer pour rien.

Ce fut quand je vis paraître sur le Théâtre Italien votre admirable Sémiramis que j’osai vous écrire pour la première fois, pour avoir certaines instructions que je crus nécessaires à la justesse de la représentation[1]. La politesse de votre réponse m’encouragea à continuer le commerce entrepris. Aux expressions simplement polies et cérémonieuses succédèrent les aimables et badines ; et enfin, à quelques mauvais écrits de mon cru, que je vous envoyai, vous répondîtes par le don de quelques-unes de vos productions qui n’étaient pas encore répandues, et de plusieurs livres anglais fort rares et fort estimables. Je compte donc le grand Voltaire pour mon ami, et je m’applaudis de ma conquête. Applaudissez-vous de votre générosité, qui vous a rendu si affectionné envers moi.

Le titre que vous donnez à notre union est trop pompeux pour que j’ose l’accepter. Je ne fais qu’aimer et admirer les arts que vous possédez en maître. Je suis à peine initié dans ce goût qui forme la vivacité de vos pensées et de vos expressions.

Vous vous êtes plaint à moi fort souvent des petits-maîtres qui s’érigent en juges, et parlent décisivement de toutes choses. Mais la France n’est pas le seul pays qui en soit infecté. Hélas ! l’Italie en fourmille ; ma patrie en regorge. Imaginez-vous ce que peut être la copie d’un misérable original. Plusieurs de nos jeunes gens se transplantent avec leur fantaisie dans votre pays, et se croient y être suffisamment naturalisés dès que leur figure est parée d’une façon extraordinaire, dès qu’ils ont le courage de franchir toutes les bornes de la bienséance et de la retenue, et dès qu’ils ont acquis un certain fonds d’impertinence et d’effronterie qui les met au-dessus de tous les égards. Le bon goût pour le théâtre, grâce à ces messieurs-là, ne bat que d’une aile, et est prêt à tomber. La musique, la danse, en ont exilé la brillante comédie et la tragédie passionnée. Bien loin de mettre le temps à profit, on aime à le tuer. Dans les loges, dans le parterre, ce sont les spectateurs qui veulent fixer l’attention et se faire remarquer par leur bruit. Les acteurs doivent être contents de l’argent qu’ils gagnent. Quel dommage ne serait-ce en effet si les amateurs des spectacles devaient se tenir muets dans leurs places, et entendre patiemment parler les Voltaire, les Racine, les Molière, les Goldoni ! L’on n’a qu’à faire le tour des loges, et après des-

  1. C’est en réponse à cette première lettre d’Albergati Capacelli que Voltaire lui adressa celle du 4 décembre 1758.