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4594. — À M.  LE COMTE D ARGENTAL.
Au château de Ferney, 29 juin.

Mais vraiment, mon cher ange, j’ai mal aux yeux aussi ; je soupçonne que c’est en qualité d’ivrogne. Je bois quelquefois demi-setier, je crois même avoir été jusqu’à chopine ; et quand c’est du vin de Bourgogne, je sens qu’il porte un peu aux yeux, surtout après avoir écrit dix ou douze lettres de ma main par jour. N’en auriez-vous point fait à peu près autant ? L’eau fraîche me soulage. Qu’ont de commun les pilules de Béloste avec les yeux ? quel rapport d’une pilule avec les glandes lacrymales ? Je sais bien qu’il faut se purger quelquefois, surtout si l’on est gourmand. Mais savez-vous de quoi les pilules de Béloste sont composées ? Toute pilule échauffe, ou je suis fort trompé ; c’est le propre de tout ce qui purge en petit volume ; j’en excepte les divins minoratifs, casse et manne, remèdes que nous devons à nos chers mahométans. Je dis chers mahométans, parce que je dicte à présent Zulime, que je vous enverrai incessamment ; et je suis persuadé que Zulime ne se purgeait jamais qu’avec de la casse.

À l’égard de l’autre sujet dont vous me parlez, et auquel je pense avoir renoncé, il est moitié français et moitié espagnol[1]. On y voyait un Bertrand du Guesclin entre don Pèdre le Cruel et Henri de Transtamare, Marie de Padille, sous un nom plus noble et plus théâtral, est amoureuse comme une folle de ce don Pèdre, violent, emporté, moins cruel qu’on ne le dit, amoureux à l’excès, jaloux de même, ayant à combattre ses sujets, qui lui reprochent son amour. Sa maîtresse connaît tous ses défauts, et ne l’en aime que davantage.

Henri de Transtamare est son rival ; il lui dispute le trône et Marie de Padille. Bertrand du Guesclin, envoyé par le roi de France pour accommoder les deux frères, et pour soutenir Henri en cas de guerre, fait assembler les états généraux : las cortès de Castille (les députés des états) peuvent faire un bel effet sur le théâtre, depuis qu’il n’y a plus de petits-maîtres. Don Pédre ne peut souffrir ni las cortès, ni du Guesclin, ni son bâtard de frère Henri ; il se croit trahi de tout le monde, et même de sa maîtresse, dont il est adoré.

Bertrand est enfin obligé de faire avancer les troupes fran-

  1. La tragédie de Don Pèdre, qui ne fut imprimée que quinze ans après. (K.)