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4591. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ferney, 26 juin.

Je n’ai guère la force d’écrire, parce que, depuis quelque temps, j’écris jour et nuit. Mes anges sauront que je rends grâce au corsaire qui a fait imprimer Zulime. L’impression m’a fait apercevoir d’un défaut capital qui régnait dans cette pièce : c’était l’uniformité des sentiments de l’héroïne, qui disait toujours J’aime ; c’est un beau mot, mais il ne faut pas le répéter trop souvent ; il faut quelquefois dire Je hais.

Je commence à être moins mécontent de cet ouvrage que je ne l’étais, et je me flatte enfin qu’il ne sera pas tout à fait indigne des bontés dont mes anges l’honorent. Il sera prêt quand ils l’ordonneront. Je n’abandonnerai pourtant ni les moissons, ni mon église, ni ma petite négociation avec le pape.

Je relis cet infâme et excommunié Corneille avec une grande attention. Je l’admire plus que jamais en voyant d’où il est parti. C’est un créateur ; il n’y a de gloire que pour ces gens-là ; nous ne sommes aujourd’hui que de petits écoliers. Je suis persuadé que mes notes au bas des pages des bonnes pièces de Corneille ne seront pas sans utilité et sans agrément ; elles pourront former une poétique complète, sans avoir l’insolence et l’ennui du ton dogmatique.

Je suis résolu à ne faire imprimer que le nombre des exemplaires pour lesquels on aura souscrit. Les petites éditions seront au profit des libraires ; et s’il y a, comme je le crois, quelque amour de la véritable gloire dans la nation, la grande édition assurera quelque fortune aux héritiers du nom du grand Corneille. Je finirai ainsi ma carrière d’une manière honorable, et qui ne sera pas indigne de l’ancienne amitié dont mes anges m’honorent.

Je les supplie de vouloir bien me procurer sans délai le nom de M. le duc d’Orléans par M. de Foncemagne, afin que je l’imprime dans le programme.

Je voudrais avoir celui de monsieur le premier président[1] : il me le doit en dédommagement de la banqueroute que son beau-frère[2] m’a faite. Jamais mon entreprise ne vaudra au sang de Corneille la moitié de ce que Bernard m’a volé. Je crois avoir

  1. Molé.
  2. Bernard de Coubert.