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mais je crierais bien davantage si on changeait la scène en place de Grève. Je vous conjure de rejeter cette abominable tentation.

J’enverrai dans quelque temps Tancrède, quand j’aurai pu y travailler à loisir : car figurez-vous que, dans ma retraite, c’est le loisir qui me manque. Fanime suivra de près ; nous venons de l’essayer en présence de M. le duc de Villars, de l’intendant de Bourgogue, et de celui de Languedoc[1]. Il y avait une assemblée très-choisie. Votre rôle est plus décent, et par conséquent plus attendrissant qu’il n’était ; vous y mourez d’une manière qu’on ne peut prévoir, et qui a fait un effet terrible, à ce qu’on dit. La pièce est prête. Je vais bientôt donner tous mes soins à Tancrède. Ouand vous aurez donné la vie à ces deux pièces, je vous supplierai d’être malade, et de venir vous mettre entre les mains de Tronchin, afin que nous puissions être tous à vos pieds.


4298. — DE M. D’ALEMBERT.
Paris, ce 18 octobre.

Je m’attendais bien, mon cher et grand philosophe, que vous seriez content de l’Indien[2] que je vous ai adressé, et qui brûlait d’envie d’aller prendre vos ordres pour les bramines. À l’égard de mon discours, maître Aliboron, votre ami et le mien, n’en a pas pensé comme vous. Il ne l’a ni lu ni entendu, et en conséquence il vient de faire deux feuilles contre moi que je n’ai aussi ni lues ni entendues, et dans lesquelles je sais seulement que vous avez votre part. Il prétend que si votre siècle a des bontés pour vous, la postérité ne vous promet pas poires molles, et il vous met au-dessous de tous les poëtes passés, présents et à venir, depuis Homère jusqu’à Pompignan. J’ai hésité si je vous annoncerais crûment cette humiliation ; mais je veux être l’esclave des triomphateurs romains, et vous apprendre à ne pas mettre au pilori, comme vous avez fait, l’honneur de la littérature française.

Je ne sais pas si les comédiens ont cassé bras et jambes à Tancrède ; mais je sais que, pour un roué, il avait encore très-bonne grâce. Au reste, je suis bien aise de vous apprendre encore (car je veux absolument vous humilier aujourd’hui) que l’on répète à cette occasion ce qu’on a dit régulièrement à chacune de vos pièces, que vous n’avez encore rien fait d’aussi faible ; il est vrai qu’on dit cela les yeux gros, et cela doit essuyer les vôtres.

Vraiment je vous félicite de tout mon cœur de la conquête[3] que vous

  1. Guignard de Saint-Priest, père de celui qui, plus tard, fut l’un des ministres de Louis XVI. (Cl.)
  2. Le chevalier de Maudave.
  3. De d’Argence.