Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/161

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous n’avez pas un moment de libre ! Il vous appartient bien de parler ainsi à un pauvre homme qui a cent ouvriers et cent bœufs à conduire, occupé du devoir de tourner en ridicule les jésuites et les jansénistes, frappant à droite et à gauche sur saint Ignace et sur Calvin, faisant des tragédies bonnes ou mauvaises, débrouillant le chaos des archives de Pétersbourg, soutenant des procès, accablé d’une correspondance qui s’étend de Pondichéry jusqu’à Rome ! Voilà ce qui s’appelle n’avoir pas un moment e libre. Cependant, madame, j’ai toujours le temps de vous écrire, et c’est le temps le plus agréablement employé de ma vie, après celui de lire vos lettres.

Vous méprisez trop Ézéchiel, madame ; la manière légère dont vous parlez de ce grand homme tient trop de la frivolité de votre pays. Je vous passe de ne point déjeuner comme lui : il n’y a jamais eu que Paparel[1] à qui cet honneur ait été réservé ; mais sachez qu’Ézéchiel fut plus considéré de son temps qu’Arnauld et Quesnel du leur. Sachez qu’il fut le premier qui osa donner un démenti à Moïse ; qu’il s’avisa d’assurer que Dieu ne punissait pas les enfants des iniquités de leurs pères[2], et que cela fit un schisme dans la nation. Eh ! n’est-ce rien, s’il vous plaît, après avoir mangé de la merde, que de promettre aux Juifs, de la part de Dieu, qu’ils mangeront de la chair d’homme[3] tout leur soûl ?

Vous ne vous souciez donc pas, madame, de connaître les mœurs des nations ? Pour peu que vous eussiez de curiosité, je vous prouverais qu’il n’y a point eu de peuples qui n’aient mangé communément de petits garçons et de petites filles ; et vous m’avouerez même que ce n’est pas un si grand mal d’en manger deux ou trois que d’en égorger des milliers, comme nous faisons poliment en Allemagne.

M. de Trudaine[4] ne sait ce qu’il dit, madame, quand il prétend que je me porte bien ; mais c’est, en vérité, la seule chose dans laquelle il se trompe : je n’ai jamais connu d’esprit plus juste et plus aimable. Je suis enchanté qu’il soit de votre cour, et je voudrais qu’on ne vous l’enlevât que pour le faire mon intendant, car j’ai grand besoin d’un intendant qui m’aime.

  1. Chanoine de Vincennes.
  2. Ézéchiel, xviii, 20.
  3. « Carnes fortium comedetis, et sanguinem principum terræ bibetis… et comedetis adipem in saturitatem, et bibetis sanguinem in ebrietatem, etc. » — Ézéchiel, cliap. xxxix, vers 18 et 19.
  4. Daniel-Charles Trudaine, intendant des finances.