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rendiez des Savoyards Français, et des Français Savoyards. Je conçois très-bien qu’il y a du plaisir à être Savoyard quand vous êtes en Savoie. Souvenez-vous, monsieur, que quand vous prendrez le chemin de Versailles pour donner la chemise[1] au roi, vous devez au moins venir changer de chemise dans nos ermitages.

J’ai l’honneur de vous envoyer une partie de la Vie du Solon et du Lycurgue du Nord. Si la cour de Russie était aussi diligente à m’envoyer ses archives que je le suis à les compiler, vous auriez eu deux ou trois tomes au lieu d’un. Je me souviens d’avoir entendu dire à vos ministres, au cardinal Dubois, à M. de Morville[2], que le czar n’était qu’un extravagant, né pour être contre-maître d’un navire hollandais ; que Pétersbourg ne pourrait subsister ; qu’il était impossible qu’il gardât la Livonie, etc. ; et voilà aujourd’hui les Russes dans Berlin[3] et un Tottleben donnant ses ordres datés de Sans-Souci ! Si j’avais été là, j’aurais demandé le beau Mercure de Pigalle pour le rendre au roi.

En qualité de tragédien, j’aime toutes ces révolutions-là passionnément. J’ai et j’aurai contentement. Peut-être, si j’étais sir Politick[4], je ne les aimerais pas tant. Je ne suis pas trop mécontent de vous autres sur terre, mais vous êtes sur mer de bien pauvres diables.

Si j’osais, je vous conjurerais à genoux de débarrasser pour jamais du Canada le ministère de France. Si vous le perdez, vous ne perdez presque rien ; si vous voulez qu’on vous le rende, on ne vous rend qu’une cause éternelle de guerre et d’humiliations. Songez que les Anglais sont au moins cinquante contre un dans l’Amérique septentrionale. Par quelle démence horrible a-t-on pu négliger la Louisiane, pour acheter, tous les ans, trois millions cinq cent mille livres de tabac de vos vainqueurs ? N’est-il pas absurde que la France ait dépensé tant d’argent en Amérique, pour y être la dernière des nations de l’Europe ?

Le zèle me suffoque ; je tremble depuis un an pour les Indes orientales. Un maudit gouverneur de la colonie anglaise à Su-

  1. En 1760, Chauvelin avait obtenu une des deux charges de maître de la garde-robe.
  2. La lettre 173 lui est adressée.
  3. Selon l’Art de vérifier les dates, Tottleben s’empara de Berlin le 9 octobre 1750, et selon d’autres, il y entra dès le 3.
  4. Voyez, tome III, la Préface (de 1738) en tête de la Mort de César ; et tome XXIX, page 268.