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En bonne justice, l’oncle et la nièce auraient dû aller à Dijon, vous rendre à vous, monsieur, et à Mme  de Ruffey, leur foi et hommage. Mais vous savez que je suis un républicain qui ne peut se résoudre à habiter tout au plus que la frontière d’un royaume ; encore s’en repent-il quelquefois, en voyant la petite rapacité des petits officiers de justice et de finance, et les vexations exercées sur de pauvres cultivateurs à qui on fait payer pour la taille le tiers au moins de ce que produisent leurs sueurs et leurs larmes. Je gémis en voyant le plus joli paysage de la nature défiguré par la voracité de tant de harpies. Il y a dans ce petit canton, à la lettre, plus de commis que de laboureurs. Je suis obligé de faire venir à grands frais des familles suisses pour cultiver des terres qui sans elles resteraient incultes. Si je pouvais labourer moi-même, je le ferais ; mais je suis trop faible. Je peux à peine tenir le nouveau semoir fort joliment verni, et vrai amusement d’une autre femme que Mme  Denis. Mes Suisses sont tout ébahis de ne pouvoir semer le jour de la fête d’un saint qu’ils ne connaissent pas. Nous avons imaginé, nous autres papistes, qu’il fallait manquer de pain pour honorer saint Roch et saint Fiacre. Cela est fort sensé. On croit dans une cour être auprès de Séjan, et dans la campagne au pays des Cafres.

Nous verrons si des actions sur les fermes générales ramèneront l’abondance, et si le traducteur de Pope[1] remplacera Colbert. Je le souhaite : quelques personnes l’espèrent. On dit que vous avez un bulletin passable de Paris. Adieu ; le roi de Prusse est en Bohême ; je le crois au-dessus de ses affaires, car il m’écrit toujours des vers, et trop de vers. Mille remerciements.


Voltaire.

3840. — À M.  D’ALEMBERT.
Au château de Tournay : venez nous y voir ; 4 mai.

Je reçus hier la faveur de vos quatre volumes, mon cher philosophe. Je dévorai d’abord votre laubrussellerie[2] ; cela est excellent. On n’aurait jamais brûlé un Laubrussel ; on vous incendiera quelque jour. Macte animo[3] ; vous serez des nôtres. Luc (vous con-

  1. Silhouette, nommé contrôleur général le 4 mars 1759.
  2. Le Père Lawbrussel, jésuite, né à Verdun en 1663, mort en 1730, est auteur d’un Traité des abus de la critique en matière de religion ; 1710, deux volumes in-12. Or, dans ses Mélanges, d’Alembert avait imprimé un morceau de l’Abus de la critique en matière de religion ; c’est ce morceau que Voltaire appelle une laubrussellerie. (B.)
  3. Æn., IX, 641.