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à Dieu, aux housards, et aux curieux qui ouvrent les lettres. Votre paquet, que j’ai reçu avec votre lettre, contenait votre Ode au prince Henri, votre Èpître à milord Maréchal, et votre Ode au prince Ferdinand[1]. Il y a dans cette ode un certain endroit dont il n’appartient qu’à vous d’être l’auteur. Ce n’est pas assez d’avoir du génie pour écrire ainsi, il faut encore être à la tête de cent cinquante mille hommes.

Votre Majesté me dit dans sa lettre[2] qu’il paraît que je ne désire que les brimborions dont vous me faites l’honneur de me parler. Il est vrai qu’après plus de vingt ans d’attachement, vous auriez pu ne me pas ôter[3] des marques qui n’ont d’autre prix à mes yeux que celui de la main qui me les avait données. Je ne pourrais même porter ces marques de mon ancien dévouement pour vous pendant la guerre ; mes terres sont en France, Il est vrai qu’elles sont sur la frontière de Suisse ; il est vrai même qu’elles sont entièrement libres, et que je ne paye rien à la France ; mais enfin elles y sont situées. J’ai en France soixante mille livres de rente ; mon souverain m’a conservé, par un brevet, la place de gentilhomme ordinaire de sa chambre. Croyez très-fermement que les marques de bonté et de justice que vous voulez me donner ne me toucheraient que parce que je vous ai toujours regardé comme un grand homme. Vous ne m’avez jamais connu.

Je ne vous demande point du tout les bagatelles dont vous croyez que j’ai tant d’envie ; je n’en veux point ; je ne voulais que votre bonté. Je vous ai toujours dit vrai quand je vous ai dit que j’aurais voulu mourir auprès de vous.

Votre Majesté me traite comme le monde entier : elle s’en moque, quand elle dit que le président[4] se meurt. Le président vient d’avoir à Bâle un procès avec une fille qui voulait être payée d’un enfant qu’il lui a fait. Plût à Dieu que je pusse avoir un tel procès ! j’en suis un peu loin ; j’ai été très-malade, et je suis très-vieux. J’avoue que je suis très-riche, très-indépendant, très-heureux ; mais vous manquez à mon bonheur, et je mourrai bientôt sans vous avoir vu. Vous ne vous en souciez guère, et je tâche de ne m’en point soucier. J’aime vos vers, votre prose, votre esprit, votre philosophie hardie et ferme. Je n’ai pu vivre

  1. Ces trois pièces font partie des Œuvres posthumes de Frédéric II.
  2. Le paragraphe où il est question des brimborions manque dans la lettre du 2 mars,
  3. Voyez, tome X, dans les Poésies mêlées, année 1753.
  4. Maupertuis.