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4278. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Au château de Ferney, par Genève, 27 septembre.

Madame, je devrai donc à vos bontés les lumières dont j’ai besoin pour achever l’histoire de Pierre Ie. J’ai eu l’honneur d’envoyer à Votre Altesse sérénissime trois exemplaires du premier volume ; ils sont en chemin.

J’ose supplier Votre Altesse sérénissime de daigner ordonner qu’un de ces trois exemplaires parvienne à Mme  la comtesse de Bassevitz. Elle accompagne les manuscrits dont elle me favorise d’une lettre qui vaut infiniment mieux que toutes les négociations de M.  de Bassevitz. Je me vois souvent humilié par des Allemands qui parlent notre langue, à commencer par vous, madame, et par le roi de Prusse. Mme  de Bassevitz est du nombre des personnes qui écrivent purement avec esprit ; mais je suis enchanté d’être ainsi humilié. Hélas ! que reste-t-il à présent à nous autres Français ? Le plaisir, madame, de voir des personnes comme vous parler leur langue mieux qu’eux. Nous avons fait la guerre aux Anglais sans avoir de vaisseaux ; nous l’avons longtemps faite en Allemagne sans avoir de généraux. Nous nous sommes ruinés, tantôt à vouloir ôter la Silésie à la reine de Hongrie, tantôt à vouloir la lui rendre. Si nous n’avions pas quelque ressource dans l’envie de plaire, nous paraîtrions anéantis. Ce plaisir me soutient. Je compte mettre incessamment à vos pieds une tragédie nouvelle, tragédie de chevalerie, où l’on voit sur le théâtre des armes, des devises, une barrière, des chevaliers qui jettent le gage de bataille, une femme accusée défendue par un brave qui est son amant. On joue cette pièce à Paris, et moi je la joue sur mon petit théâtre de Tournay, à une demi-lieue des Délices.

Les chevaliers modernes sont un peu plus sérieux en Silésie. Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple dans l’histoire d’un roi qui ait su, en huit jours, atteindre de soixante lieues un ennemi vainqueur, le battre[2], arrêter les progrès de trois armées confédérées, et faire trembler ceux qui croyaient l’avoir abattu. Cela est bien beau ; mais celui qui a fait ces grandes choses ne sera jamais heureux, et j’en suis fâché.

Agréez, madame, le profond respect et l’attachement inviolable du Suisse V.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. À Liegnitz.