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mais cette petite agacerie me fait changer de dessein ; j’aime mieux vous dire tous les griefs que j’ai contre vous. Vous ne répondez jamais aux choses que je vous écris, aux questions que je vous fais ; vous avez l’air de la défiance ou du dédain. On est inondé ici de petites brochures qu’on vous attribue toutes, sous prétexte qu’en effet il y en a quelques-unes de vous. Si vous me traitiez comme vous devez, c’est-à-dire comme votre véritable amie, ne devrais-je pas recevoir de vous-même ce que vous envoyez certainement à d’autres ? J’ai pris le parti de nier qu’aucuns de ces ouvrages fussent de vous : ce n’est pas qu’il n’y en ait quelques-uns où je n’aie cru vous reconnaître ; mais je désapprouve si fort que vous soyez pour quelque chose dans la guerre des rats et des grenouilles (comme vous la nommez fort bien), que je ne puis consentir à flatter la vanité d’un des deux partis, et même de tous les deux, en vous croyant l’ami des uns et l’ennemi des autres. J’aurais pourtant été bien aise que vous m’eussiez envoyé le Pauvre Diable ; je ne puis pas parvenir à l’avoir. Voilà Mme de Robecq morte, mais elle a trop tardé : six mois plus tôt nous auraient épargné une immensité de mauvais ouvrages ; cependant je serais fâchée que nous n’eussions pas la Vision[1]. D’ailleurs, monsieur, soyez sûr qu’il n’y a rien de plus ennuyeux, de plus fastidieux, que tous ces écrits et tous leurs auteurs ; des cyniques, des pédants, voilà les beaux esprits d’aujourd’hui ; votre nom ne devrait jamais se trouver dans leurs querelles. Je trouve aussi que vous avez fait beaucoup trop d’honneur à M. de Pompignan. Si vous reveniez ici, monsieur, je serais bien étonnée si aucun de tous ces gens-là vous paraissait aimable et digne de votre protection. Il y en a d’honnêtes gens, j’en conviens, et même qui ont du goût et de l’esprit, mais nul usage du monde, nulle politesse, nulle gaieté, nul agrément.

Je suis au désespoir de n’avoir pas pu prévoir les malheurs qui me sont arrivés, et de n’avoir pas connu ce que c’était que l’état de la vieillesse avec une fortune des plus médiocres. J’aurais quitté Paris, je me serais établie en province ; là j’aurais joui d’une plus grande aisance, et je ne me serais pas aperçue d’une grande différence pour la société et la compagnie.

Je ne sais plus que lire. Vous pourriez m’envoyer bien des choses, mais vous ne m’en trouvez pas digne. Je jugerai, par votre réponse, si vous souhaitez véritablement maintenir notre correspondance ; il faut qu’elle soit fondée sur l’amitié et la confiance ; sans cela, ce n’est pas la peine. Je vous aimerai, je vous admirerai toujours ; mais je m’interdirai de vous le dire.

Permettez-moi de finir par un conseil. Lisez la fable du Rat, de la Grenouille et de l’Aigle.


4175. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
6 juillet.

Mon cher ange, il faut faire ses foins et ses moissons à la fois, veiller à son bâtiment, apprendre ses rôles pour les comé-

  1. Les Visions de M. Palissot, pamphlet de l’abbé Morellet contre Palissot.