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Les fleurs que je jette, madame, sur le tombeau de notre ami Formont sont sèches et fanées comme moi. Le talent s’en va ; l’âge détruit tout. Que pouvez-vous attendre d’un campagnard qui ne sait plus que planter et semer dans la saison ? J’ai conservé de la sensibilité, c’est tout ce qui me reste, et ce qui reste est pour vous ; mais je n’écris guère que dans les occasions.

Que vous dirais-je du fond de ma retraite ? Vous ne me manderiez aucune nouvelle de la roue de fortune sur laquelle tournent nos ministres du haut en bas, ni des sottises publiques et particulières. Les lettres, qui étaient autrefois la peinture du cœur, la consolation de l’absence, et le langage de la vérité, ne sont plus à présent que de tristes et vains témoignages de la crainte d’en trop dire, et de la contrainte de l’esprit. On tremble de laisser échapper un mot qui peut être mal interprété. On ne peut plus penser par la poste[1].

Je n’écris point au président Hénault, mais je lui souhaite, comme à vous, une vie longue et saine. Je dois la mienne au parti que j’ai pris. Si j’osais, je me croirais sage, tant je suis heureux. Je n’ai vécu que du jour où j’ai choisi ma retraite ; tout autre genre de vie me serait insupportable. Paris vous est nécessaire ; il me serait mortel ; il faut que chacun reste dans son élément. Je suis très-fâché que le mien soit incompatible avec le vôtre, et c’est assurément ma seule affliction. Vous avez voulu aussi essayer de la campagne ; mais, madame, elle ne vous convient pas. Il vous faut une société de gens aimables, comme il fallait à Rameau des connaisseurs en musique. Le goût de la propriété et du travail est d’ailleurs absolument nécessaire dans des terres. J’ai de très-vastes possessions que je cultive. Je fais plus de cas de votre appartement que de mes blés et de mes pâturages ; mais ma destinée était de finir entre un semoir, des vaches, et des Genevois.

Ces Genevois ont tous une raison cultivée. Ils sont si raisonnables qu’ils viennent chez moi, et qu’ils trouvent bon que je n’aille jamais chez eux. On ne peut, à moins d’être Mme  de Pompadour[2], vivre plus commodément.

Voilà ma vie, madame, telle que vous l’avez devinée, tranquille et occupée, opulente et philosophique, et surtout entière-

  1. On y décachetait les lettres.
  2. La marquise de Pompadour n’allait voir personne, si l’on en juge par le premier couplet du noël qu’on lit dans les Mémoires secrets, sous la date du 31 décembie 1763. (B.)