Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

beaux yeux qui soient à présent dans les Alpes ; ces yeux sont ceux de madame l’ambassadrice de France à Turin. Elle a passé quelques jours chez moi avec monsieur l’ambassadeur ; et tous deux m’ont rassuré contre la crainte où j’étais de vous envoyer un ouvrage fait en si peu de temps ; ce ne sera qu’avec une extrême défiance de moi-même que je prendrai cette liberté. Mon théâtre se prosterne très-humblement devant le vôtre. Nous savons ce que nous devons à nos maîtres.

J’ai reçu la Mort de César, traduite par M.  Paradisi[1]. J’admire toujours la fécondité et la flexibilité de votre langue, dans laquelle on peut tout traduire heureusement ; il n’en est pas ainsi de la nôtre. Votre langue est la fille aînée de la latine. Au reste, j’attends vos ordres, monsieur, pour savoir comment je vous adresserai le paquet. J’attends quelque chose de mieux que vos ordres, c’est l’ouvrage que vous avez bien voulu me promettre.


3959. — DE M.  LE PRÉSIDENT DE BROSSES[2].
(Premiers jours de novembre 1759.)

Vous m’avez trop accoutumé, monsieur, à l’agrément de vos lettres pour que je puisse vous laisser encore dans ce long silence que vous gardez avec moi. Je ne puis oublier ce vieux Tournay que vous avez voulu rajeunir, et bien moins encore la personne agréable qui l’habite. On dit que vous en avez fait le plus joli théâtre du monde. Ne me ferez-vous point de part des pièces que vous y faites représenter ? Car je ne doute guère que vous ne l’ayez honoré de quelques productions nouvelles. Le génie dramatique est un démon puissant qui ne laisse jamais en repos ceux qu’il possède à un degré si supérieur. Songez, je vous prie, que j’ai quelque droit à ce qui se passe dans ce bon vieux château, et qu’il ne peut être exercé par personne qui trouve plus de plaisir à tout ce que vous écrivez, ni qui le recherche avec plus d’empressement.

Je sais aussi que les amusements du dedans ne vous font pas négliger ceux du dehors, et ne prennent rien sur votre goût actuel et favori pour l’agriculture. Vous avez ordonné des merveilles dans ce grand pré qui, entre vos mains, est redevenu vert comme émeraude. Je crois cependant qu’il y en a un article à excepter, et je ne vous conseillerai pas de faire couper et arracher tout ce bouquet de bois qui est voisin du pré dans lequel il avance. Il est vrai que le pré en serait plus carré à la vue ; mais c’est un terrain froid qu’il faut laisser en futaie, et qui ne poussera jamais en pré ; le bois donne de l’ébranchage et vous rendra davantage en cette na-

  1. Augustin Paradisi, né aux environs de Reggio en 1736. Il traduisit aussi Tancrède en italien.
  2. Éditeur, Th. Foisset.