Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Votre abbé Zachée[1] est donc incurable ! Heureusement sa maladie ne fait pas de tort à son frère l’ambassadeur ; les folies sont personnelles. Et le vétillard d’Espagnac, qu’en ferons-nous ? Il me paraît que ce grave personnage marche à pas bien mesurés. Je vous demande bien pardon de vous avoir emhâté de cette négociation.

On m’écrivait que le chose du Portugal, comme dit Luc, qui ne voulait pas l’appeler roi, avait envoyé tous les jésuites à l’abbé Rezzonico, et en gardait seulement vingt-huit pour les pendre ; mais ces bonnes nouvelles ne se confirment pas. Je baise le bout de vos ailes, mon divin ange.


3957. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[2].
Paris, 28 octobre 1759.

Votre dernière lettre, monsieur, est divine. Si vous m’en écriviez souvent de semblables, je serais la plus heureuse du monde, et je ne me plaindrais pas de manquer de lecture ; savez-vous l’envie qu’elle m’a donnée, ainsi que votre parabole du Bramin ? C’est de jeter au feu tous les immenses volumes de philosophie, excepté Montaigne, qui est le père à tous ; mais à mon avis, il a fait de sots et ennuyeux enfants.

Je lis l’histoire, parce qu’il faut savoir les faits jusqu’à un certain point, et puis parce qu’elle fait connaître les hommes : c’est la seule science qui excite ma curiosité, parce qu’on ne saurait se passer de vivre avec eux.

Votre parabole du Bramin est charmante, c’est le résultat de toute la philosophie. Je ne sais lequel je préférerais, d’être le Bramin, ou d’être la vieille Indienne. Est-ce que vous croyez que les capucins et les religieuses n’aient pas de grands chagrins ? Ils ne s’embarrassent pas, si vous voulez, de ce que c’est que leur âme, mais leur âme les tourmente. Toutes les conditions, toutes les espèces, me paraissent également malheureuses, depuis l’ange jusqu’à l’huître ; le fâcheux, c’est d’être né, et l’on peut pourtant dire de ce malheur-là que le remède est pire que le mal.

Je lirai ce que vous me marquez de la traduction de Lucrèce, mais je ne vous ferai point part de mes réflexions, ce serait abuser de votre patience et me donner des airs à la Praline (c’est une expression de Mme de Luxembourg) ; je dois me borner à ne vous dire que ce qui peut vous exciter à me parler. Mais, monsieur, si vous aviez autant de bonté que je voudrais, vous auriez un cahier de papier sur votre bureau, où vous écririez dans vos moments de loisir tout ce qui vous passerait par la tête. Ce serait un recueil de pensées, d’idées, de réflexions que vous n’auriez pas encore mis en ordre. C’est de toute vérité qu’il n’y a que votre esprit qui me satisfasse, parce

  1. L’abbé de Chauvelin, qui était de très-petite taille. Voltaire l’appelle Zachée par allusion à ce petit Juif qui grimpa sur un arbre pour voir passer Jésus. (K.)
  2. Correspondance complète, édit. de Lescure, 1865.