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mémoire est d’un ministre public, car il propose que Norador[1] soit instruit par ses espions de la condamnation d’Aménaïde, et qu’il envoie sur-le-champ un agent pour déclarer qu’il va mettre tout à feu et à sang si on touche à cette belle créature. Je prendrai la liberté, quand j’aurai l’honneur de le voir, de lui représenter mes petites difficultés sur cette ambassade ; je lui dirai qu’il est bien difficile que Norador soit instruit de ce qui se passe dans la ville, lorsqu’on se prépare à lui donner bataille, lorsque les portes sont fermées, les chemins gardés, et si bien gardés qu’on vient de pendre le messager d’Aménaïde, qui les connaissait si bien ; je lui dirai encore que si Norador prenait, dans ces circonstances, un si violent intérêt à Aménaïde, elle ne pourrait plus guère se justifier aux yeux de Tancrède : car, qui assurera Tancrède que le billet sans adresse, qui fait le corps du délit, n’était pas pour Norador ? L’ambassade même de ce Turc ne dit-elle pas clairement que le billet était pour lui ? Il n’y a que le père qui puisse certifier à Tancrède l’innocence de sa fille. Mais comment ce père pourra-t-il lui-même en être convaincu si la fille garde longtemps le silence, comme on le veut dans ce mémoire ? Ce silence même ne serait-il pas une terrible preuve contre elle ? N’est-il pas absolument nécessaire qu’Aménaïde, en voyant Tancrède, au troisième acte, se déclarer son chevalier, avoue à son père, dans les transports de sa joie, que c’est à lui qu’elle a écrit, et qu’elle n’ose le nommer devant ses persécuteurs, de peur de l’exposer à leur vengeance ? Cela n’est-il pas bien plus vraisemblable, bien plus passionné, bien plus théâtral ?

7° On dit dans le mémoire qu’il n’est pas naturel que Tancrède, dans le quatrième acte, coure au combat sans s’éclaircir avec Aménaïde ; qu’elle doit lui dire : Arrêtez ; vous croyez avoir combattu pour une perfide qui écrivait à un Turc, et c’est à un bon chrétien, c’est à vous que j’écrivais. Je répondrai à cela qu’il y a des chevaliers sur la scène, que ces chevaliers sont les ennemis de Tancrède, qu’ils trouveraient Aménaïde aussi coupable de lui avoir écrit contre la loi que d’avoir écrit à Norador. J’ajouterai que dans la pièce, telle qu’elle est, Tancrède n’est point connu ; qu’il était en effet très-ridicule qu’on le reconnût au commencement du quatrième acte ; que c’était la principale source de la langueur qui énervait les deux derniers ; qu’il y avait encore là une confidente, grande diseuse de choses inutiles, et que tout ce qui est inutile refroidit tout ce qui est nécessaire. J’aurai d’ailleurs

  1. Ce nom, dans la tragédie de Tancrède, a été remplacé par celui de Solamir.