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3922. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
mémoire pour tous les anges.

Le temps étant fort cher, mon cœur tout plein, ma tête épuisée, Pierre le Grand m’occupant du matin au soir, le nouveau semoir[1] à cinq tuyaux demandant ma présence, cinquante maçons me ruinant, l’abbé d’Espagnac me chicanant, trois ou quatre petits procès me lutinant, le désespoir de ces honnêtes prêtres[2] m’amusant, et mes yeux n’en pouvant plus, je dicte avec humilité le présent Mémoire, et je supplie le comité des anges de le lire avec bonté, attention, et sans prévention.

1° Pour M. l’abbé d’Espagnac, je n’en parlerai pas, pour avoir plus tôt fait. Je me borne à remercier tendrement les dignes ministres qui veulent bien traiter avec lui. Je le soupçonne d’être difficile en affaires, et, si les édits du traducteur de Pope[3] sont entre ses mains, je crois que la critique sera épineuse.

2° Je prie tous les anges de députer M. de Chauvelin l’ambassadeur, et de lui faire prendre absolument la route de Genève, qui est plus courte que celle de Lyon. Un homme accoutumé à passer les Alpes passera bien le mont Jura. Son chemin sera plus court de vingt-cinq lieues, en prenant la route de Dijon, Saint-Claude, et Annecy. Nous lui promettons de lui jouer une tragédie et une comédie, dans la masure appelée château de Tournay, sur un théâtre de polichinelle, mais dont les décorations sont très-jolies. Il me verra faire le vieillard d’après nature ; nous le logerons aux Délices[4]. Il peut être sûr d’être très-étroitement logé, mais gaiement, et dans la plus jolie vue du monde. On logera son secrétaire et ses valets de chambre encore plus mal, mais on lui fera manger des truites. Il verra, s’il veut, les graves syndics de Genève, les ministres sociniens, et trouvera encore le secret de leur plaire, selon son usage.

3° Il trouvera des cœurs sensibles à toutes ses bontés, pénétrés d’estime et de reconnaissance ; on discutera avec lui son mémoire sicilien, qui est plein de sagacité et de vues fines et étendues.

  1. Celui de Lullin de Châteauvieux.
  2. Les jésuites d’Ornex, village voisin de Ferney. Voltaire prenait alors contre eux la défense de MM. de Crassy.
  3. Silhouette.
  4. Le marquis de Chauvelin passa effectivement par les Délices, à la fin d’octobre suivant, avec sa femme.