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tives et défigurées ? C’est Thieriot qui me mande cette chienne de nouvelle. Mettez-moi au fait, je vous en supplie, de mes enfants bâtards, qu’on expose ainsi dans les rues. Il faut que les gens aient le cœur bien dur pour s’occupper de ces bagalelles, pendant qu’une partie du continent est abîmée et que nous sommes à la veille du jugement dernier.

Je vais d’Alpe en Alpe passer une partie de l’hiver dans un petit ermitage appelé Monrion, au pied de Lausanne, à l’abri du cruel vent du nord. Adressez-moi toujours vos ordres à Lyon.

Mille tendres respects à tous les anges.


3080. — À MADAME DE FONTAINE.
À Monrion, 16 décembre.

Il faut que je dicte une lettre pour vous, ma chère nièce, en arrivant dans notre solitude de Monrion. Je ne vous ai point écrit depuis longtemps, mais je ne vous ai jamais oubliée. Tantôt malade, tantôt profondément occupé de bagatelles, j’ai été trop paresseux d’écrire. Si je vous avais écrit autant que j’ai parlé de vous, vous auriez eu de mes lettres tous les jours.

Je vais faire chercher les meilleurs pastels de Lausanne ; vous en faites un si bel usage que j’irais vous en déterrer au bout du monde. Toutes nos petites Délices sont ornées de vos œuvres. Vous êtes déjà admirée à Genève, et vous l’emportez sur Liotard[1]. Remerciez la nature, qui donne tout, de vous avoir donné le goût et le talent de faire des choses si agréables.

C’est assurément un grand bonheur de s’être procuré pour toute sa vie un amusement qui satisfait à la fois l’amour-propre et le goût, et qui fait qu’on vit souvent avec soi-même, sans être obligé d’aller chercher à perdre son temps en assez mauvaise compagnie, comme font la plupart de tous les hommes, et même de vous autres dames. L’ennui et l’insipidité sont un poison froid contre lequel bien peu de gens trouvent un antidote.

Votre sœur et moi nous cherchons aussi à peindre. On me reproche un peu de nudités dans notre pauvre Jeanne d’Arc ; on dit que les éditeurs l’ont étrangement défigurée. J’ai tiré mon épingle du jeu du mieux que j’ai pu, et, grâce à vos bontés, nous avons évité le grand scandale.

Je me mets à présent au régime du repos ; mais j’ai peur qu’il ne me vaille rien, et que je ne sois obligé d’y renoncer.

  1. J.-Ét. Liotard, peintre, né à Genève en 1702.