Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/53

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la liberté de confier à la bonté compatissante de Sa sacrée Majesté, l’en instruira.

Après la lecture de cette lettre du roi de Prusse, on pourra être étonné de ce qui vient de se passer secrètement dans Francfort.

J’arrive à peine dans cette ville, le 1er juin, que le sieur Freytag, résident de Brandebourg, vient dans ma chambre, escorté d’un officier prussien, et d’un avocat, qui est du sénat, nommé Rücker. Il me demande un livre imprimé, contenant les poésies du roi son maître, en vers français.

C’est un livre où j’avais quelques droits, et que le roi de Prusse m’avait donné quand il fit les présents de ses ouvrages.

J’ai dit au résident de Brandebourg que je suis prêt de remettre au roi son maître les faveurs dont il m’a honoré, mais que ce volume est peut-être encore à Hambourg, dans une caisse de livres prête à être embarquée ; que je vais aux bains de Plombières, presque mourant, et que je le prie de me laisser la vie en me laissant continuer ma route.

Il me répond qu’il va faire mettre une garde à ma porte ; il me force à signer un écrit par lequel je promets de ne point sortir jusqu’à ce que les poësies du roi son maître soient revenues ; et il me donne un billet#1 de sa main, conçu en ces termes :

« Aussitôt le grand ballot que vous dites d’être à Leipsick ou à Hambourg sera arrivé, et que vous aurez rendu l’œuvre de poëshie à moi, que le roi redemande, vous pourrez partir où bon vous semblera. »

J’écris sur-le-cbamp à Hambourg pour fare revenir l’œuvre de poëshie pour lequel je me trouve prisonnier dans une ville impériale, sans aucune formalité, sans le moindre ordre du magistrat, sans la moindre apparence de justice. Je n’importunerais pas Sa sacrée Majesté s’il ne s’agissait que de rester prisonnier jusqu’à ce que l’œuvre de poëshie, que M. Freytag redemande, fût arrivé à Francfort ; mais on me fait craindre que M. Freytag n’ait des desseins plus violents, en croyant faire sa cour à son maître, d’autant plus que toute cette aventure reste encore dans le plus profond secret.

Je suis très-loin de soupçonner un grand roi de se porter, pour[1]

  1. Voltaire, en rendant compte de l’aventure de Francfort, dans ses Mémoires, y rapporte ce même billet avec quelques légères différences. Colini prétend, non sans raison, dans Mon Séjour auprès de Voltaire, que l’œuvre de poëshie de Frédéric est le Palladion, poëme dont ce prince parie en sa lettre du 13 septembre 1749, à Voltaire. (Cl.)